Ouvrir un compte bancaire n’a aucun sens pour une majorité d’Indiens

Le 8 novembre 2016, à 20 heures, le premier ministre indien Narendra Modi annonçait l’invalidation immédiate des deux plus gros billets en circulation dans le pays, soit 500 et 1 000 roupies (7 et 14 euros). Dès minuit, ces deux coupures n’étaient officiellement plus valides et devaient être échangées dans des agences bancaires contre des coupures neuves. Dans un pays de 1,2 milliard d’habitants, dont près de la moitié des adultes ne sont pas bancarisés, et où 98 % des transactions se font en liquide (68 % en valeur), l’annonce a fait l’effet d’une bombe.

L’objectif affiché au départ était de lutter contre la corruption, l’économie illégale, les faux billets et le terrorisme. Aussi louables soient-ils, les objectifs annoncés ont d’emblée suscité un certain scepticisme. On sait qu’une large part des revenus « noirs » (corruption et économie illégale) est investie sous forme d’or et de propriété immobilière. S’attaquer à leur partie liquide – qui en représenterait moins de 3 % selon certaines estimations – ne pourrait en rien régler l’origine du problème, à savoir la génération de revenus illégaux. Quant aux faux billets, ils représentent aussi une très maigre part des coupures en circulation (0,004 % selon certaines analyses)…

Alors pourquoi cette soudaine politique de démonétisation ? Deux mois après son lancement, les modalités de mise en œuvre révèlent un autre agenda, en partie lié au précédent, mais néanmoins distinct et clairement explicité dans un discours officiel du premier ministre indien prononcé le 25 décembre 2016 : promouvoir une économie sans cash, en espérant ainsi formaliser des échanges marchands dont la moitié environ échappe à toute forme de fiscalité. Selon les mots de Narendra Modi, la digitalisation des paiements profitera avant tout au peuple, car elle permettra de « mettre fin à l’exploitation » des travailleurs.

Digitaliser les paiements

Dans son annonce, Modi remercie la population pour les efforts consentis – début janvier, la pénurie de liquidité continuait de paralyser en partie l’économie, et les plus démunis étant évidemment les plus touchés – et les encourage à poursuivre leurs efforts en digitalisant leurs paiements. Sont visés en priorité les populations pauvres et les petits commerçants.

Les premiers se voient promettre des « milliers de cadeaux » ; chaque paiement digital donnera droit à un billet de loterie et dans les 100 jours à venir, la somme généreuse de 1 000 roupies (14 euros) sera distribuée au 1,5 million d’heureux gagnants. Quant aux petits commerçants, digitaliser leurs paiements les exonère de taxe pendant une période donnée, sachant qu’aucun d’entre eux n’en paie à l’heure actuelle…

Là encore, si les objectifs annoncés sont respectables, plusieurs raisons et observations de terrain menées au cours des deux derniers mois nous incitent à remettre en cause leur bien-fondé. Diverses études montrent que la perte de ressources étatiques est beaucoup plus liée à l’évasion fiscale des compagnies multinationales et des ultra-riches qu’aux pratiques informelles des pauvres.

Concernant l’exploitation des travailleurs, on se demande bien en quoi le paiement digital de leurs salaires réglera le problème. Certes, on peut imaginer que la transparence des paiements, rendue possible par la digitalisation, incitera les entreprises à déclarer leurs employés – plus de 90 % des travailleurs indiens n’ont pas de contrat de travail. Mais la priorité ne consiste-t-elle pas à définir et à appliquer les lois de protection des travailleurs ?

Confiance détériorée

La concrétisation des paiements électroniques pose également de nombreuses questions. A la suite des diverses mesures prises au cours de la dernière décennie, la bancarisation des ménages indiens a fortement progressé, mais elle reste largement incomplète. Moins de la moitié des familles disposent d’un compte, et la plupart de ceux qui en possèdent ne les utilisent pas. L’illettrisme – 25 % de la population – reste important en Inde et les formalités bancaires ne tiennent pas non plus compte de l’incroyable diversité des pratiques et des approches monétaires indiennes. La confiance des utilisateurs, essentielle au bon usage des services bancaires, faisait déjà largement défaut avant l’annonce du 8 novembre 2016. Elle s’est passablement détériorée depuis.

Alors que la majorité de la population vit encore en zones rurales, 80 % des 215 000 distributeurs de billets disponibles à l’heure actuelle sont en zones urbaines ou périurbaines. Nombre d’entre eux, pris d’assaut, sont aujourd’hui vides. D’après une étude de la Banque mondiale, en 2014, moins de 2 % des Indiens utilisaient un téléphone mobile pour recevoir ou initier des paiements. En matière de connectivité, l’Inde figure à la 96e place en termes de vitesse de connexion et à la 105e place en termes de largeur de bande passante.

L’accès à l’électricité reste sporadique et aléatoire, y compris en ville. Ces déficiences techniques ont d’ailleurs engendré la prolifération d’intermédiaires de toute sorte, tandis que les petits commerces, incapables d’accepter des paiements électroniques, survivent tant bien que mal et sont menacés de disparition.

Au-delà de l’aspect pratique, l’achat d’or, les prêts informels et l’entraide – notamment sous la forme de dons cérémoniels – restent les formes privilégiées de thésaurisation et de protection contre les aléas du quotidien. Dans un contexte où la protection sociale étatique est quasiment absente, disposer d’un réseau dense de parents ou d’amis prêts à aider en cas de besoin reste la forme essentielle de sécurisation du quotidien et de l’avenir. Le moindre surplus monétaire est injecté dans ce réseau sous forme de prêts ou de dons.

Explosion du crédit informel

Immobiliser sa richesse dans un compte bancaire n’a donc aucun sens pour une large majorité de la population indienne, sauf à vouloir se couper de son environnement social. Ces réseaux de relations et de confiance interpersonnels ont d’ailleurs limité partiellement les dégâts de la démonétisation : depuis le 8 novembre, de nombreuses transactions économiques ont perduré sur la base du crédit et de la confiance mutuelle via le paiement différé de salaires et d’achats de biens de consommation. Loin d’éradiquer l’économie informelle, pour l’instant, la démonétisation a surtout eu pour effet de faire exploser le crédit informel.

Si la population ordinaire paie le prix fort de cette mesure, alors que les avantages escomptés semblent illusoires, les plates-formes de paiement électronique et les fournisseurs de technologies financières en sont les grandes gagnantes. Douze jours après le 8 novembre, Paytm, le premier fournisseur indien de porte-monnaie électronique, annonçait un chiffre d’affaires journalier de 1,2 milliard de roupies (16,8 millions d’euros). D’après la société de conseil international BCG, d’ici à 2020, le marché indien annuel des transactions électroniques est estimé à 35 000 milliards de roupies (490 milliards d’euros) en termes de volumes.

Sur la base d’un profit représentant 1 % des transactions, les revenus escomptés représentent la somme de 4,9 milliards d’euros. A travers une ponction supplémentaire sur les revenus des citoyens ordinaires, la démonétisation aura donc surtout pour effet d’accélérer la financiarisation des économies domestiques, sans qu’aucune protection supplémentaire ne soit garantie.

Par  Isabelle Guérin (directrice de recherche à l’IRD), Cyril Fouillet (professeur associé à l’Essca) et Barbara Harriss-White (professeur émérite à l’université d’Oxford et au Wolfson College)

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