Palmyre l’universelle prise au piège de l’histoire

Vivre au milieu du désert, fût-ce dans une oasis, ne facilite pas a priori l’insertion dans un monde globalisé. Et pourtant, quelle ville dans l’Empire romain participe plus que Palmyre - en dehors de Rome elle-même et sans doute Alexandrie - aux relations à longue distance, aux échanges entre des espaces situés aux extrémités du monde connu ? La mondialisation antique s’arrête aux limites de la planète connue, et les acteurs n’ont jamais visité les lieux les plus éloignés des réseaux qu’ils utilisent. Mais Palmyre, symbole d’une certaine mondialisation antique, reste aujourd’hui, par les drames qui s’y sont joués et les enjeux qu’elle continue de représenter, un acteur majeur de la mondialisation des valeurs.

L’histoire plus de quatre fois millénaire de Palmyre ne peut pas être suivie en continu, et les trois premiers siècles de notre ère émergent comme un incontestable apogée de la ville. Entre les premières mentions de son nom, Tadmor, au début du IIe millénaire jusque vers la fin du Ier millénaire avant notre ère, presque rien ne transparaît. Pourtant, déjà, au XVIIIe siècle avant J.-C. des Palmyréniens servent de porteurs de lettres entre Qatna en Syrie et la Babylonie, et escortent les ambassades qu’échangent les rois de Mari sur l’Euphrate et de Qatna. Mais ses relations lointaines, son peuplement, ses dieux, son organisation, tout nous échappe.

Le commerce longue distance

Fortement influencée par la culture grecque, qui s’est développée en Syrie après la conquête d’Alexandre (333), Palmyre nous apparaît beaucoup plus clairement lorsque, vers 17 ap. J.-C., elle entre dans l’Empire romain. L’expérience acquise du contrôle des routes du désert et des échanges avec la Mésopotamie donne à la ville, désormais frontière de l’Empire, un rôle irremplaçable dans le commerce à longue distance. Sans entrer dans les détails, disons que les Palmyréniens jouent un rôle majeur jusqu’au milieu du IIIe siècle dans le commerce entre la Méditerranée et le golfe Persique et au-delà, l’océan Indien, l’Inde, la Chine. Non que les Palmyréniens fréquentent eux-mêmes la Chine (certains possèdent cependant des vaisseaux qui naviguent vers l’Inde), mais ils maîtrisent les réseaux qui leur permettent de se procurer, grâce à de multiples relais, les produits de ces régions lointaines, soies, pierres précieuses, épices et aromates. On trouve aussi des Palmyréniens à Bahreïn, en Arabie du Sud (au Hadramaout et sur l’île de Soqotra), en Egypte, à Rome, sans parler des soldats originaires de Palmyre qu’emploie l’empire en Egypte, en Afrique du Nord (Algérie), en Dacie (Roumanie actuelle) et ailleurs. Cette dispersion lointaine qu’a popularisée l’image (fausse) d’une route de la soie qui unirait Palmyre à la Chine des Han témoigne de la pleine insertion de Palmyre dans un réseau que l’on peut qualifier de mondial, même si le nombre des hommes et les volumes d’échanges restent limités.

Mais il est pour Palmyre une autre manière de participer à l’élargissement du monde : le choix d’une culture sans cesse métissée et enrichie. Peuplés principalement d’Araméens (l’araméen domine de très loin dans les inscriptions de la ville), mais au contact à la fois des Arabes du désert, des sédentaires araméens de Syrie et de Mésopotamie, des Grecs et des Romains de Syrie aussi bien que des Parthes et des Perses du plateau iranien descendus en Mésopotamie, les Palmyréniens n’ont guère hésité à emprunter à tous selon leur bon plaisir. Leur panthéon en témoigne, où se mélangent des dieux locaux comme le grand Bêl et ses acolytes Aglibôl et Iarhibôl, des dieux arabes (la guerrière Allat et les dieux cavaliers), des dieux araméens de Syrie (Baalshamin, Atargatis), des dieux de Mésopotamie (Nabu), de Phénicie (Shadrafa) ou de Grèce (Némésis, Héraclès), voire d’Egypte (Baal Hammon). Les choix architecturaux et décoratifs faits lors du réaménagement du quartier nord de la ville et lors de la rénovation des principaux sanctuaires empruntent à la fois aux traditions locales pour l’aménagement intérieur et aux influences gréco-romaines pour l’aspect extérieur avec l’emploi des colonnades et de motifs décoratifs grecs, alors que le recours à une sculpture figurative pour honorer les bienfaiteurs relève de la tradition civique grecque. C’est d’ailleurs aussi au modèle d’organisation civique popularisé par les Grecs en Syrie que s’adapte la cité de Palmyre (dont le grec est la langue officielle). Certains n’ont vu là que le reflet d’une société sous contrainte d’une domination coloniale, d’autres considèrent - non sans mépris - qu’il ne s’agit que d’un vernis superficiel. Mais qui peut juger de la relation intime et personnelle que les riches Palmyréniens entretiennent avec les diverses cultures où ils puisent ? Portons plutôt à leur crédit leur ouverture au monde, leur capacité à adopter et à adapter les éléments qui les séduisent dans les cultures voisines ou lointaines, faisant de leur cité un creuset culturel sans équivalent.

Destructions mises en scène

Palmyre s’inscrit aujourd’hui, bien malgré elle, au cœur d’une préoccupation mondiale : la préservation du patrimoine. Jamais, depuis la destruction des Bouddhas de Bamiyan en 2001, l’opinion mondiale ne s’est autant émue de la destruction volontaire d’un site majeur du patrimoine mondial. Alors que les crimes contre la culture ont débuté en Syrie dès les débuts de la révolution de 2011 (Palmyre elle-même subissant des pillages dès 2012 sous l’œil indifférent, voire complice du régime), la prise de la ville par l’Etat islamique, dont les destructions soigneusement mises en scène en Irak avaient été largement médiatisées, a ému d’un bout à l’autre de la planète. Palmyre l’universelle suscitait la compassion de tous face aux crimes commis contre un héritage dont les Syriens sont fiers à juste titre mais dont chaque individu en Occident se sent un peu l’héritier par l’intermédiaire de Rome. L’instrumentalisation dont les destructions de Palmyre ont fait l’objet leur donne une visibilité mondiale qui dépasse de beaucoup les enjeux patrimoniaux. En livrant sans réels combats la ville à Daech dont les intentions ne faisaient aucun doute, le régime comptait sur l’indignation mondiale pour faire basculer l’humanité cultivée dans son camp. En dépit de ses crimes innombrables, le tyran de Damas comptait bien que les destructions spectaculaires de l’Etat islamique détourneraient l’attention, lui laissant ainsi les mains libres pour écraser les rebelles d’Alep ou d’Idlib. Il fallait pour cela que Daech joue pleinement son rôle pour que l’émotion soit mondiale : elle le fut. L’organisation avec son allié russe d’un concert obscène sur le lieu des exécutions de ses propres soldats et au milieu des ruines pour célébrer la «libération» de la ville ne visait pas moins qu’à laisser croire en la victoire finale tandis qu’Alep expirait. Palmyre l’universelle était tout entière mobilisée pour masquer l’ampleur des crimes du régime et les malheurs d’un peuple exsangue.

Maurice Sartre, professeur émérite d’histoire ancienne à l’université François-Rabelais (Tours). Auteur de : Palmyre, vérités et légendes avec Annie Sartre-Fauriat, Perrin, 2016

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