Panique écologique et quête nazi de l’espace vital sont légitimement comparables

Il y a croit-on souvent, les livres à thèse et les livres d’histoire : les premiers relèveraient du genre de l’essai et autoriseraient une forme d’inventivité, tandis que les seconds s’astreindraient à péniblement reconstituer le réel « comme il fut vraiment ». Timothy Snyder nous offre, avec Black Earth : The Holocaust as History and Warning (Tim Duggan Books, 2015, non traduit), un livre d’histoire à thèse, et celle-ci surprend, voire choque. Snyder nous explique que, jusqu’ici, une dimension a généralement manqué dans notre intelligence de ce phénomène exorbitant que fut la Shoah. Il affirme que les menées criminelles du Troisième Reich furent solidaires d’une conception de la nature et d’une obsession de la pénurie chez les hiérarques de ce régime.

L’auteur rappelle dans son livre et dans l’article publié par le New York Times et Le Monde, que la mémoire de la famine était bien présente dans l’univers mental des nazis. Quelle famine ? Celle de la Grande Guerre, lors de laquelle l’Allemagne, puissance centrale et essentiellement continentale, fut soumise à son pire cauchemar stratégique, celui qui a dicté les plans militaires allemands depuis 1813 au moins : l’encerclement, la guerre sur deux fronts et le blocus. Ce blocus a entraîné la mort, par dénutrition et par maladie, de 900 000 à un million de civils allemands et autrichiens. Cet épisode réactivait la mémoire des années 1840 (crise économique « moderne » doublée d’une disette de type ancien régime), voire de la Guerre de Trente ans.

Famine

Les Allemands eurent à nouveau à souffrir de la faim, en 1932, date à laquelle leur niveau de vie fut ramené à celui des années 1870, tandis que 14 millions de chômeurs (dont 8 à temps partiel) végétaient et que le NSDAP, le parti nazi, connaissait un succès exponentiel. D’autres historiens le montrent : nourrir le peuple allemand, fût-ce au prix de l’extinction d’autres peuples, fut une obsession des nazis au pouvoir. En temps de paix, ils ont su, comme le montre l’historien Götz Aly, acheter les Allemands par une politique sociale et fiscale à crédit, gagée sur les spoliations présentes et sur les prédations à venir. En temps de guerre, ils ont voulu donner de la substance à la substance : des céréales, de la viande, des matières grasses du Danemark, de Pologne, d’Ukraine… à la chair et au sang d’une race qu’ils souhaitaient dynamique et dévoreuse, et qu’ils croyaient en péril de mort.

Dévorer est le mot : les nazis, Timothy Snyder le rappelle, ont une conception zoologique de l’histoire, et rabattent la culture sur la nature, l’homme sur l’animal. Les races sont à leurs yeux prises dans un combat vital pour la maîtrise des territoires et des ressources. La race germanique, dynamique démographiquement, au moins jusqu’en 1914, est une espèce en quête d’espace. Très pertinemment, Timothy Snyder complète le dossier par une lecture fouillée des discours d’Hitler et de son Zweites Buch [deuxième tome de Mein Kampf, jamais paru] : la science, la chimie, a échoué à fertiliser les sols et à nourrir les Allemands à partir de 1916. Foin du progrès agronomique, dit Hitler : il faut revenir aux fondamentaux, à la loi de la nature, à la loi du sang, et redevenir des bêtes de proie.

Fortement imprégné, comme à peu près toutes les élites de son temps, par le darwinisme social et le racisme, Hitler radicalise le propos et, surtout, fait passer l’Allemagne à l’acte, dans des circonstances et selon une chronologie que l’on ne peut détailler ici. Il est clair, en tout cas, que l’Est est un « espace vital », c’est-à-dire un espace sans lequel la survie de l’espèce est impossible. Il n’est ni le premier, ni le seul, à dire cela : en Allemagne, des militaires, responsables politiques, scientifiques et journalistes ont pris peur dès les années 1870 face à ce hiatus croissant entre l’explosion démographique du pays (+ 27 millions d’habitants en moins de 45 ans…) et l’exiguïté supposée du territoire (unification « petite allemande » de 1871, faiblesse de l’empire colonial…).

Leur victoire a été le traité de Brest-Litovsk (mars 1918), annulée par Versailles (juin 1919), Traité de Paix aux termes duquel l’Allemagne se retrouve, plus que jamais Volk ohne Raum, peuple sans espace. C’est sur le fondement de ces conceptions de la géographie, de la biologie et de l’histoire qu’est élaboré, au sein du RuSHA [Rasse- und Siedlungshauptamt (« Bureau pour la race et le peuplement »] de la SS (1931), puis du RKF (1939) [Reichskommissariat [-kommisar] fürdie Festigung deutschen Volkstums (Commissariat du Reich pour le renforcement de la race allemande)] un « Plan Général Est » par lequel universitaires, hauts fonctionnaires, militaires et policiers dessinent ce Grand Reich du Lebensraum : un empire colonial, tissé d’autoroutes et de trains à grande vitesse, maillé de villes nouvelles et de zones « à dépeupler » qui est la réalisation concrète de ce « Reich de mille ans » promis par les nazis.

Biotope

Le Grossraum Ost [Grand Est] est en effet le lieu concret de l’eschatologie nazie, comme le montrent les historiens Christian Ingrao, Michael Wildt, Christian Gerlach et d’autres. C’est là que, pour les siècles des siècles, l’espèce jouira de son espace, produira de la substance biologique pour projeter la race germanique dans une forme de vie éternelle. Cela nous apparaît aujourd’hui délirant mais, et c’est aussi là que le livre de Tim Snyder gêne, penser l’espace en termes de Lebensraum n’est pas une lubie nazie : le terme n’est même pas inventé par eux, mais par ces spécialistes de sciences naturelles qui, au XIXe siècle, élaborent la notion de biotope, dont Leben(s) (bios) – Raum (topos) est la traduction littérale. Prestige des sciences naturelles et darwinisme social aidant, tout le monde pense, en occident, en ces termes : la colonisation est censée donner un hinterland fertile et potentiellement infini à des métropoles jugées peu ou prou stériles.

L’Occident, dont les démocraties, fait sa cure de jouvence et acquiert une assurance vie en Afrique et en Asie. Les nazis veulent aussi leur empire mais, en déterministes stricts, ils évitent les zones tropicales qui peuvent faire muter la race : ils veulent coloniser sous les mêmes latitudes, plein Est, et édifier ainsi un empire non pas ultramarin, mais continental. Autrement dit, les pratiques nazies relèvent d’une forme de droit commun européen et illustrent (de manière paroxystique) une norme européano-occidentale au lieu de constituer une exception. On touche là à un autre reproche adressé à Snyder : il relativiserait les crimes nazis, dont la Shoah, qui doit demeurer une exceptionnalité impensable. Rappelons que si, en termes mémoriels, philosophiques, littéraires ou religieux, la Shoah peut constituer l’indicible, l’historien est là pour tenter de comprendre (oui, de comprendre) comment des êtres humains ont pu agir ainsi envers d’autres êtres humains.

En l’occurrence, Tim Snyder, par son œuvre, est de ceux qui permettent l’intelligence de ce qui apparaît d’abord inintelligible : en explorant très au fond les conceptions nazies de l’espace, dans Terres de sang, puis de la nature, dans Black Earth, il contribue à restituer un univers mental fait de catégories, de concepts, d’angoisses et d’images qui ont rendu pensables, puis souhaitables et possibles, des massacres inédits par leur intensité et leur extension, ainsi que le crime ultime du génocide. Autrement dit, il fait de l’histoire et montre comment le crime a été pensé avant d’être effectué : toutes les idées que nous résumions plus haut aboutissent à ce slogan fièrement arboré par une compagnie de la Wehrmacht sur le front de l’Est qui se fait photographier avec un panneau où est écrit « Le Russe doit mourir afin que nous visions ». Le « Russe » mais aussi, et surtout, le « Juif » : Snyder ne minimise en rien la culture antisémite qui fonde le discours nazi. Au contraire, il montre sa logique interne : les Germains ont besoin de nature et le « Juif » est un être hors- et contre-nature qui les en prive. Les nazis savaient que leurs crimes dépassaient l’entendement, et comptaient sur cette exorbitance pour le garder secret : personne ne croira cela… et c’est bien le ressort des négationnistes, qui arguent que tout cela fut impossible. Snyder contribue à montrer que cela fut possible, car ce fut pensable.

Enfin, on reproche à l’historien de comparer présent et passé, « panique écologique » actuelle et quête nazie de la terre. Tim Snyder, en tant que citoyen et intellectuel, est préoccupé par l’obscurantisme climatosceptique, singulièrement dans son pays, les États-Unis. Il voit dans le passé récent de l’Europe des phénomènes dont certaines conditions semblent se reproduire actuellement. Sort-il de son rôle ? Nous pensons que non. D’abord parce que son livre est un livre d’histoire, nourri par une exceptionnelle, sinon unique, connaissance des archives et de l’historiographie (quel historien est capable de travailler en six langues ?), et qu’il répond aux réquisits de la science : l’auteur cite, référence, et s’appuie sur sources et collègues, qu’il sait lire, discuter et critiquer. Ensuite parce que la thèse de son livre est présentée comme telle, c’est-à-dire, au fond, comme une hypothèse : l’auteur ne prend jamais de haut ses lecteurs et leur donne les moyens de mettre en perspective ses propres assertions. Enfin, parce que ses développements touchant au présent sont bien distincts du reste de l’ouvrage, dans un chapitre conclusif. Reste qu’il n’est jamais agréable de passer trois heures avec Cassandre…

On reproche souvent, et plaisamment, aux historiens d’être comme les militaires, et d’avoir toujours une guerre de retard. Se plaindra-t-on ici que Snyder nous donne un temps d’avance ?

Johann Chapoutot est professeur à la Sorbonne nouvelle Paris III Membre de l’Institut Universitaire de France Derniers ouvrages parus : La loi du sang. Penser et agir en nazi, Gallimard, 2014 ; Histoire de l’Allemagne, de 1806 à nos jours, PUF, « Que Sais-Je », 2014.

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