Par-delà Omar et la Françafrique…

Une supportrice de l'opposant Jean Ping, à Libreville, le 4 septembre 2016. Photo Marco Longari. AFP
Une supportrice de l'opposant Jean Ping, à Libreville, le 4 septembre 2016. Photo Marco Longari. AFP

«Bienvenue dans notre petite dictature tropicale !» C’est par ces mots que m’accueille un ami gabonais à Libreville en 2008. C’était le temps du crépuscule d’Omar Bongo, dont la succession était le sujet de toutes les conversations. Deux hypothèses se dessinaient autour de la mort prochaine et attendue du président au pouvoir depuis 1967 : le changement dans la continuité, c’est-à-dire la transition sous contrôle en faveur de son fils Ali et du clan familial, ou le bouleversement, c’est-à-dire la fin brutale du «système Bongo».

Le 8 juin 2009, Omar mourrait et son fils entrait en campagne sous la bannière «Ali’ 09». De hauts responsables des services de renseignement et de sécurité avaient confessé qu’ils ne s’inquiétaient pas : «techniquement», le pays et la capitale pouvaient être tenus en cas de crise. «Techniquement», l’histoire leur a donné raison, et Ali a succédé à son père.

Le film documentaire Françafrique de Patrick Benquet (2010) a fait de cette succession l’image d’Epinal de la Françafrique moribonde à la veille du cinquantenaire des indépendances africaines : recueillement devant le cercueil d’Omar Bongo, cérémonie d’intronisation maçonnique d’Ali Bongo, discours des présidents Nicolas Sarkozy et Ali Bongo affirmant ignorer ce qu’est la Françafrique… Seule fausse note : le témoignage de Michel de Bonnecorse, ancien «Monsieur Afrique» de Jacques Chirac (2002-2007), qui soutient que les résultats ont été inversés et que la victoire revenait à l’opposant André Mba Obame. A la suite des plaintes gouvernementales gabonaises, il doit revenir sur ses propos.

Derrière ce théâtre médiatique de la Françafrique, supposant une osmose en coulisse entre Paris et Libreville, toute une agitation «techniquement» invisible mobilisait en 2008-2009 une opinion publique gabonaise bien plus vive et critique que ne laissaient l’entendre les rapports officiels. Et si les élections de 2016 étaient le résultat de l’incubation commencée sous le crépuscule d’Omar ? Et si l’enjeu de 2016 n’était pas la fin d’une dynastie de Françafrique, en réalité vidée de son sens historico-politique depuis longtemps, mais plutôt la recomposition de l’échiquier politique gabonais entre les élites et les aspirations légitimes de la nation ?

Dès 2009, Ali Bongo avait d’ailleurs compris les limites de la succession, au point de se défaire des oripeaux de la Françafrique, pièce à pièce. Paris assistait, silencieux, à la fin de sa plaque tournante en Afrique centrale, qui n’existait, en réalité, que par la volonté géopolitique d’Omar Bongo. Il était l’enfant politique de la décolonisation : à partir du coup d’Etat raté de 1964 contre le président Léon M’Ba, Jacques Foccart, le «Monsieur Afrique» du général de Gaulle, et Maurice Delaunay, l’ambassadeur de France à Libreville, en font leur champion pour succéder à Léon M’Ba gravement malade. Par la révision constitutionnelle de 1966 et l’élection présidentielle de 1967, suivies la même année du décès de Léon M’Ba, Omar Bongo devient président de la République du Gabon. Parallèlement, Paris refonde la sécurité d’Etat créant la garde présidentielle et en réorganisant le renseignement intérieur (le Cedoc, devenu la DGDI). En 1968, Omar Bongo impose le système du parti unique : le Parti démocratique gabonais (PDG), qui durera jusqu’en 1990.

Des années 1970 à 2000, il se hisse au sommet de la Françafrique, à la faveur de la politique pétrolière de la France (Elf), du vieillissement du président ivoirien Houphouët-Boigny (le doyen de la Françafrique mort en 1993), de son rôle d’arbitre dans les crises africaines et de sa maîtrise du jeu politique français dont il connaissait la carte canton par canton. De sorte que, face aux scandales des années 90 et 2000, il pouvait s’amuser en toute sérénité d’être la caricature d’une Françafrique incontournable, realpolitik à laquelle ni gauche ni droite ne pourraient échapper, dans un schéma aussi simpliste qu’utile pour lui. Car à force de faire politiquement et médiatiquement du système Bongo l’épouvantail de la Françafrique pour satisfaire des postures politiques rarement suivies d’effet, les mutations des sociétés civiles en Afrique centrale ont été ignorées.

En 1990, Omar Bongo avait dû accepter, contre son gré, le multipartisme et la conférence nationale souveraine censée ressusciter l’opposition. Les élections de 1993 se sont soldées par des manifestations réprimées par la force. Pour maintenir son système, il a su retourner les règles et jouer de l’émiettement des partis (qu’il n’hésitait pas à stimuler) pour s’attacher tour à tour différents visages de l’opposition. Misant sur une stratégie de chaises musicales et de redistribution fragmentée du pouvoir, il en restait au sommet… rendant son pouvoir compatible avec les règles «techniques» des élections démocratiques. Mais, à la veille de sa mort, le système Bongo-Françafrique était déjà en liquidation : son glas a été sonné avec la mort de Georges Rawiri, son fidèle bras droit, en 2006.

Une double rupture s’est opérée depuis 2009. Par le haut : Ali Bongo a assumé de tourner le dos à la politique intérieure et extérieure de son père, avec pour conséquences la fragmentation du clan Bongo (le bras de fer entre Ali, le dauphin, et sa sœur Pascaline, la grande argentière) et la relégation du Gabon à une place géostratégique plus modeste.

Par le bas : l’équilibre politique négocié en permanence par Omar Bongo est consommé, et les forces d’opposition en viennent finalement à chercher une solution en leur sein, hors du pouvoir… ce qui aboutit à la candidature unique de Jean Ping en 2016.

Cette double rupture n’est que la partie «techniquement» visible du jeu politique. Elle est l’un des résultats des recompositions de la politisation de la nation gabonaise qui ont trop longtemps été minorées pour se focaliser sur les astuces politiciennes du crépuscule d’Omar Bongo. De sorte qu’un nouveau rapport se tisse entre la classe politique et la nation. Un quart de siècle après les promesses des démocratisations africaines, l’échéance du scrutin électoral n’est certainement pas le meilleur baromètre de la démocratisation et de la politisation des sociétés d’Afrique centrale.

Jean-Pierre Bat, historien.

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