Partout dans le monde, des acteurs s’organisent pour conformer l’économie de plate-forme au droit social

C’est une forme d’aveu qu’a fait Uber dans son prospectus d’entrée en Bourse. Dans un avertissement aux futurs investisseurs, la société prévient que son « modèle d’affaire » est construit sur l’interprétation juridique selon laquelle ses chauffeurs ne sont pas ses employés. Si, écrit Uber, des décisions de justice devaient réfuter cette interprétation, et si donc l’entreprise devait respecter les lois sur les salaires, les horaires de travail, les cotisations de Sécurité sociale et les congés, elle devrait « modifier fondamentalement [son] business model », ce qui aurait un impact négatif sur ses résultats.

Le respect du droit social est-il donc un « facteur de risque » pour l’entreprise et ses investisseurs ? Une approche juridique comparative de l’économie de plate-forme dans neuf pays d’Europe et aux Etats-Unis réalisée par le Centre de droit comparé du travail et de la Sécurité sociale (Comptrasec, université de Bordeaux) montre comment les stratégies déployées par certaines plates-formes visent à trouver dans les interstices du droit national le moyen d’échapper à ce « facteur de risque ».

L’argument avancé est connu : les plates-formes ne seraient pas des entreprises comme les autres, mais des services des technologies de l’information, ou des « places de marché ». Elles n’auraient à ce titre aucune responsabilité vis-à-vis de leurs collaborateurs, travailleurs libres et indépendants.

Un brouillard juridique

A ce jour, aucun des pays examinés dans l’étude citée n’a apporté de réponse claire à cette question. Dans certains pays, le statut des travailleurs de plates-formes fait l’objet d’un début de jurisprudence, mais bien souvent contradictoire. En Espagne, en Italie, aux Etats-Unis, des décisions de justice sont prises allant dans des directions parfois diamétralement opposées pour des cas semblables.

Dans d’autres pays, c’est l’argument politique de ne pas entraver ce nouveau moteur de croissance qui l’emporte, favorisant l’adoption de lois pour le moins contestables d’un point de vue juridique. En Belgique, le travail sur plates-formes est dispensé de toute obligation sociale ou fiscale jusqu’à un seuil de 6 000 euros par an : une légalisation du travail au noir ? Au bout du compte, le résultat de ce brouillard juridique se reflète dans les conditions de travail des travailleurs de plates-formes : rémunérations souvent inférieures au salaire minimal, insécurité juridique, irresponsabilité organisée de l’employeur, accès verrouillé aux droits sociaux et à la négociation collective.

On peut pourtant rappeler qu’il n’y a pas si longtemps, en Autriche, Foodora salariait ses coursiers. En Belgique, Deliveroo utilisait une forme de portage salarial par l’intermédiaire de la coopérative SMart. Ces deux plates-formes ont ensuite décidé unilatéralement de changer leur modèle managérial. D’autres plates-formes montrent qu’elles peuvent vivre avec le droit social : au Danemark, Hilfr, qui propose des services de nettoyage à domicile, a signé un accord collectif qui prévoit notamment que les travailleurs indépendants obtiennent automatiquement le statut d’employés après cent heures de travail.

Le problème n’est pas la plate-forme, mais l’« évasion sociale »

Certaines plates-formes utilisent les technologies de l’information pour aider les personnes à très faibles revenus à sortir de la pauvreté. L’économie de plate-forme ne prédétermine donc pas le choix du modèle managérial. Le problème n’est pas la plate-forme, mais les pratiques d’« évasion sociale » mises en œuvre par certaines d’entre elles.

Depuis peu émergent des acteurs qui tentent de lutter contre cette forme d’évasion sociale, ou de désertion du champ des relations collectives. Parmi ces acteurs, les premiers sont les travailleurs eux-mêmes.

Sur le terrain, on assiste à une multiplication d’expérimentations, avec leurs succès et leurs échecs : en Espagne, ce sont les Riders X Derechos ; en Suisse, c’est le collectif des coursiers NoTime ; en France, ce sont entre autres les Coursiers bordelais. Aux Pays-Bas, des travailleurs de plates-formes ont créé de nouveaux mécanismes de solidarité, les broodfonds, littéralement les « fonds de pain », qui permettent de mutualiser les risques qu’ils encourent en cas de maladie ou d’accident… Ces « nouveaux » mécanismes rappellent une histoire bien ancienne, celle des mutuelles ouvrières !

Un phénomène mondial

Utilisant les réseaux sociaux, des Riders Unions se sont créés en Italie, aux Pays-Bas, en Allemagne et ailleurs, empruntant des formes d’action et d’organisation des débuts du syndicalisme. Lors de l’hiver 2018, les coursiers de Bologne, en Italie, ont mené une « grève de la neige » contre leurs mauvaises conditions de travail. Plus récemment, des grèves des chauffeurs Uber ont eu lieu simultanément dans les grandes villes des Etats-Unis. Sans compter les actions des coursiers Deliveroo à Bruxelles, d’UberEats à Londres, etc. Notons qu’aux Etats-Unis, des plates-formes ont attaqué, au nom du droit de la concurrence, ces « cartels » de coursiers indépendants tentant de s’entendre sur les tarifs !

Après avoir fait preuve d’un certain attentisme, les organisations syndicales traditionnelles commencent elles aussi à organiser la lutte contre l’« évasion sociale ». En Espagne, c’est notamment l’initiative turespuestasindical.es (ta réponse syndicale) lancée par l’UGT (Union générale des travailleurs) ; en Suisse, c’est la signature d’une convention collective entre Syndicom et Swissmessengerlogistic pour les coursiers ; en Italie, celle d’un accord entre Laconsegna et les trois grands syndicats (CGIL, CISL et UIL) pour les coursiers italiens ; en Belgique, c’est la création d’UnitedFreelancers par la CSC (Confédération des syndicats chrétiens). Et l’on peut multiplier les exemples.

Mentionnons encore le rôle d’un autre acteur plus inattendu et pourtant très pertinent : les autorités publiques locales. Aux Etats-Unis, la ville de Seattle a tenté d’organiser les chauffeurs Uber et Lyft en faisant désigner par eux-mêmes un représentant qui serait l’interlocuteur unique de la Ville pour discuter de différents problèmes liés à leur travail. Uber et Lyft ont réagi en attaquant la ville devant les tribunaux pour pratiques anticoncurrentielles… En Italie, l’administration municipale de Milan a ouvert un « Bureau des coursiers » afin d’établir un dialogue structuré avec ceux-là. Toujours en Italie, la ville de Bologne a adopté une charte des droits fondamentaux des travailleurs du numérique.

Autant d’initiatives qui montrent que face à la désertion des relations sociales par certaines plates-formes, des acteurs s’organisent non pour combattre l’économie de plate-forme, mais pour la conformer au droit social et aligner ainsi les intérêts de ces entreprises avec ceux des communautés locales et des travailleurs.

Christophe Degryse est chercheur à l’Institut syndical européen (ETUI). Cette tribune résume une recherche conjointe menée par ETUI et le Centre de droit comparé du travail et de la Sécurité sociale de l’université de Bordeaux : Economie de plate-forme et droit social : enjeux prospectifs et approche juridique comparative.

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