Pas de printemps arabe pour les sunnites irakiens

L’événement pourrait faire date. Le vendredi 13 juin, la plus haute autorité religieuse chiite, le grand ayatollah Ali al-Sistani, a appelé ses fidèles à prendre les armes pour «défendre» l’Irak face à la menace des combattants sunnites de l’EIIL (Etat islamique en Irak et au Levant). Lors du sermon de la prière du vendredi, l’avis religieux de l’ayatollah a été lu : «L’Irak fait face à un danger extraordinaire. Les terroristes ne veulent pas contrôler certaines provinces, mais ils ont annoncé qu’ils visaient toutes les provinces dont Bagdad, Kerbela et Najaf. A partir de là, la responsabilité de leur faire face et de lutter contre eux incombe à tous et ne concerne pas une seule confession ou une seule partie. Celui qui meurt au service de la défense de sa patrie, de sa famille et de son honneur, sera considéré comme un martyr. Les citoyens capables de prendre les armes et de combattre les terroristes, pour défendre leur pays, leur peuple et leurs lieux saints devraient se porter volontaires et se joindre aux forces de sécurité pour réaliser cet objectif sacré.» Quelques heures après, des milliers de chiites se pressaient dans des centres d’enrôlement pour aller combattre.

Un tel engagement est bien un événement. L’ayatollah Al-Sistani appartient à un courant «quiétiste» du clergé chiite, c’est-à-dire peu enclin à intervenir sur un terrain politique et davantage intéressé au développement des centres d’enseignements de la religion. Ce quiétisme revendiqué a cependant été soumis à rude épreuve à plusieurs reprises. Lors de la guerre de 2003, qui vit l’invasion américaine de l’Irak et la chute du régime de Saddam Hussein, Al-Sistani avait alors eu des mots dont l’ambiguïté signifiait qu’il ne fallait pas s’opposer aux Américains. Puis, une fois la reconstruction politique en marche, il avait accepté d’apporter sa bénédiction aux listes des partis religieux chiites, qui n’hésitèrent pas à exhiber son effigie sur leurs affiches électorales. Al-Sistani insistait alors pour un retrait rapide des troupes américaines d’Irak et pour un retour à une totale souveraineté. Il trouva sur sa route un mouvement sadriste [milice chiite, ndlr] décidé à ne pas accepter l’occupation et prêt à en découdre. Cependant, ces dernières années avaient vu le plus haut responsable religieux chiite revenir à une forme d’éloignement de la politique au fur et à mesure que la classe politique chiite au pouvoir devenait de plus en plus impopulaire. Les rapports d’Al-Sistani avec le Premier ministre chiite Nouri al-Maliki se sont tendus au point que le chef religieux refusait désormais de recevoir ses émissaires. Depuis plus d’une année, le terrorisme antichiites s’est à nouveau déchaîné sans que la plus haute autorité religieuse chiite semble pouvoir apporter une réponse à sa communauté à nouveau visée par des attentats quotidiens. Cette retraite de l’ayatollah Al-Sistani rend son appel aux armes d’autant plus surprenant.

L’«avancée fulgurante de l’EIIL en Irak», comme beaucoup de médias le mettent en avant, suggère qu’il s’agirait d’une armée étrangère envahissant le pays. Or, de quoi s’agit-il ? Les sunnites d’Irak ont exploré toutes les pistes permettant un modus vivendi avec le pouvoir. Inspirés des printemps arabes, des sit-in et des manifestations, des campements pacifiques (Fallouja) dénonçaient l’autoritarisme de Nouri al-Maliki et réclamaient la fin de la politique de marginalisation des sunnites, accompagnée d’une répression récurrente contre les politiciens sunnites les plus populaires. En décembre 2013, l’armée avait brutalement démantelé un camp de protestataires à Fallouja. L’EIIL s’est engouffré dans la brèche pour prendre le contrôle de Fallouja avant de remettre le pouvoir aux tribus de la ville et des environs. Désormais, ces tribus agiront sous le label EIIL. Les interventions de l’armée irakienne contre Fallouja, Ramadi et certains quartiers de Mossoul se sont intensifiées. Des barils chargés d’explosifs ont ainsi été largués sur des zones d’habitation et des hôpitaux. La quasi-disparition de la représentation sunnite héritée de la liste Al-Iraqiyya, censée les représenter au Parlement après les élections législatives du 30 avril, a sonné le glas de tout espoir d’intégration des sunnites au système politique. La situation a alors brutalement basculé.

L’«avancée fulgurante de l’EIIL» n’est rien d’autre qu’une succession de soulèvements populaires locaux. Ce sont en majorité des habitants de Mossoul qui ont pris le contrôle de Mossoul, des habitants de Tikrit qui ont pris celui de Tikrit, etc. L’EIIL sert à donner une visibilité politique unifiée à ces mouvements locaux. Or, l’ayatollah Al-Sistani a paru adopter une posture largement comprise comme celle d’une défense des chiites, avant celle de l’Irak. La façon dont il fait la différence entre «certaines provinces» (les zones sunnites) et Bagdad, Kerbela et Najaf semble accréditer l’idée qu’il serait prêt à laisser les sunnites faire ce qu’ils veulent dans leur zone à condition qu’ils ne cherchent pas à empiéter sur des terres chiites.

En 1922, les grands ayatollahs avaient appelé à un rassemblement à Kerbela pour dénoncer les attaques des wahhabites contre les villes saintes chiites. Mais ils avaient pris soin d’y inviter les dirigeants sunnites du mouvement patriotique de Bagdad et de transformer l’occasion en manifestation d’unité nationale contre le mandat britannique. En 2014, l’ayatollah Al-Sistani semble se situer sur la seule ligne de défense de sa communauté, une posture habituelle des oulémas chiites souvent qualifiés à tort de «quiétistes». C’est un pari dangereux. Car, s’il s’avère que les Arabes sunnites ne peuvent pas trouver leur place au sein du système politique que les Américains ont légué aux Irakiens, leur simple labellisation «EIIL» pourrait bien se transformer en une adhésion, au moins sur le caractère illégitime des Etats irakien, syrien et libanais, qui sont des créations coloniales britannique et française, remontant aux mandats. Symboliquement, les combattants de l’EIIL ont voulu abolir la «frontière Sykes-Picot», rappelant l’accord secret de partage du Moyen-Orient entre Grande-Bretagne et France en 1916. Même si ce partage rassemblait Mossoul, Alep et Bagdad dans une même zone A, le message est clair.

Pierre-Jean Luizard, Directeur de recherche au CNRS (GSRL/CNRS-EPHE)

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