Pas un seul Haïtien n’est épargné par la crise en cours

A Port-au-Prince, le 19 novembre 2019. Dieu Nalio Chery / AP
A Port-au-Prince, le 19 novembre 2019. Dieu Nalio Chery / AP

Chaque Haïtien vit aujourd’hui dans l’angoisse de ne pas savoir de quoi demain sera fait ni quelle sera la situation politique dans les jours à venir. Cet état constant affecte notre quotidien. Nous sommes limités dans nos mouvements et rendus incapables de planifier quoi que ce soit.

Toutes les activités productives et commerciales du pays sont désormais en panne. Les services de base sont presque inexistants. Les rues de la capitale – mais aussi de nombreuses autres villes et localités – sont bloquées par des barricades, et la violence règne sur les axes routiers, paralysant les transports. Le prix des produits de base est une préoccupation majeure pour tous, sur fond d’un effondrement de l’économie dont tout indique qu’il sera accentué par cette crise.

Dans cette situation de paralysie générale et d’insécurité, le plus grand mal est sans doute la fermeture de nombreuses écoles à travers le pays. Plus de 4 millions d’enfants sont privés de scolarité depuis deux mois. Les parents ont non seulement le souci de ne pas savoir quand les activités scolaires vont reprendre mais, lorsque l’école reste ouverte, ils ont peur d’y envoyer leurs enfants, ne sachant ni comment les véhiculer en sécurité ni si leur protection sera garantie une fois dans l’établissement.

Les routes nationales sont coupées, causant l’arrêt du transport des denrées alimentaires vers les régions reculées et rendant les conditions de vie encore plus complexes et précaires. Les populations de certains départements et des îles adjacentes manquent de produits et sont menacées de famine. Ce qui n’est pas rapporté dans les médias, c’est aussi que de nombreux malades meurent chez eux, ne pouvant se risquer à sortir à la recherche des soins ou de leur traitement pour des pathologies chroniques nécessitant une prise en charge continue.

Revendications légitimes

Malgré le sombre tableau qui précède, je considère que les revendications populaires sont parfaitement légitimes. Mais les services de base tels que l’éducation, la santé, l’alimentation, la protection du citoyen devraient être préservés. Or, à Port-au-Prince, depuis le début du peyi lok, le blocage du pays, ce n’est pas le cas. Même les ambulances et les médecins se font attaquer. Les tribunaux sont fermés, certains hôpitaux sont vandalisés. Des malades en situation critique ne peuvent accéder aux soins, les barricades étant tenues par des personnes armées qui ne laissent même pas passer les cas les plus graves.

Cette période de protestations a commencé il y a plus d’une année, en réaction à la misère et à la corruption. Au cours de l’été 2018, un mouvement a démarré sur les réseaux sociaux pour inciter les jeunes Haïtiens à enquêter sur la dilapidation du fonds Petrocaribe, fruit d’un accord avec le Venezuela et destiné, entre 2008 et 2016, au développement des infrastructures du pays. Ces jeunes, appelés « challengers », ont diffusé des photos et des vidéos de constructions inachevées ou même d’ébauches de constructions jamais réalisées, mettant ainsi à nu la corruption des gouvernants successifs.

Jusqu’à la période de février-mars, les manifestations étaient programmées et circonscrites à certaines parties de la capitale. Mais depuis, elles se sont généralisées, sans aucune forme de contrôle ou d’organisation réelle. Les barrages de pneus enflammés, les jets de pierres sur les passants et les véhicules affectent les zones jusqu’alors les moins touchées.

Ceux qui ont choisi de rester

Peut-on espérer, dans ces conditions, que ces événements se traduisent finalement par quelque chose de positif pour le pays ? J’en reste malgré tout convaincue. Je ne me situe pas personnellement sur le terrain politique mais pour nos enfants, pour les jeunes qui ont déjà trop perdu, il faut un changement de système, une réforme générale du mode de gouvernement. Nous devons réaliser une meilleure intégration des diverses couches de la société dans les processus de décision, avancer vers un Haïti meilleur où la machine judiciaire fonctionne, où les services de base soient accessibles à tous, où soient respectés le droit à l’éducation et le droit aux soins.

Aujourd’hui, beaucoup d’Haïtiens partent se faire soigner en République dominicaine ou à Cuba, alors que des centaines d’étudiants en médecine vont suivre une formation à l’étranger grâce à des bourses offertes par d’autres pays. L’obtention d’une bourse est conditionnée à l’engagement de retourner en Haïti pour aider à renforcer leur domaine de spécialisation. Mais après les deux années de présence exigées, la plupart de ces jeunes repartent vers d’autres horizons. Dans tous les secteurs, beaucoup de professionnels veulent partir pour profiter des opportunités qui se présentent et offrir un avenir meilleur à leurs enfants. Comme d’autres, je n’en fais pas partie, et je veux continuer d’apporter ma contribution à ce pays. C’est aussi pour nous, pour ceux qui restent, qu’un changement est nécessaire.

Aujourd’hui, il n’existe pas un seul Haïtien qui ne soit affecté d’une façon ou d’une autre par la crise en cours. Citoyenne de ce pays, continuant d’y exercer tant bien que mal mon métier dans les difficiles conditions du moment, je ne possède pas de stratégie miraculeuse pour une sortie de crise. Des dommages graves peuvent encore advenir avant un retour à la vie normale en Haïti. Je souhaite ardemment qu’ils soient limités, tout en étant consciente qu’ils sont peut-être le prix à payer.

Barbara Roussel est médecin. Spécialiste en santé publique, elle exerce dans le domaine de la prévention au sein d’organisations haïtiennes et internationales, chef de projet ICAP (Columbia University) en Haïti.

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