Passeurs ou migrants, c’est la même pauvreté

Les pauvres, menacés par les guerres sud-méditerranéennes ou moyen-orientales, resteraient chez eux si de cupides criminels, les passeurs, ne les entassaient sur des rafiots pour les lancer des ports périphériques à l’espace Schengen vers nos nations qui, c’est bien connu, «ne peuvent héberger la misère du monde».

Le consensus, le 16 mai, entre messieurs Valls, Estrosi et Ciotti, pour imperméabiliser la frontière franco-italienne des Alpes-Maritimes, reprend ce conte, devenu ritournelle. En mer Egée, vers les îles grecques, sur les côtes bulgares de la mer Noire, en mer Adriatique vers l’Italie et, bien sûr, en Méditerranée, vers la Crête, les Pouilles, la Sicile et à travers le détroit de Gibraltar. Il n’y a guère que les côtes méditerranéennes françaises épargnées par la grande invasion.

Par un bizarre retournement de situation, nos envahisseurs sont des rescapés des débarquements en Italie, qui choisissent le beau moment du Festival de Cannes pour se visibiliser en traversant la frontière d’une belle vitrine française, la côte d’Azur, «vous y êtes de passage, on vous expulse», des Moyen-Orientaux parvenus à Calais par de multiples portes européennes, et désireux de poursuivre leur voyage vers la Grande-Bretagne, paradoxalement retenus dans l’espace Schengen, «vous y êtes en étape, vous y restez» ou bien des Roms, peuple européen, régulièrement déclaré irrecevable «chez nous» par de hauts responsables d’évidence xénophobes et fossoyeurs des valeurs d’une République qu’ils prétendent incarner, «vous y êtes nés, vous ne bougez pas de vos taudis est-européens».

Une unité de raisonnements qui conduit les uns à proposer les bombardements des rafiots libyens : mis à part les pétroliers et les navires de guerre nord européens, il n’y a que des rafiots en Libye, depuis l’embargo américain. D’autres proposent des camps dans les nations européennes avec embarquement des nouveaux venus dans des trains vers le Moyen-Orient, renaissance d’un Orient Express que l’on n’ose imaginer composé de wagons de marchandises.

Les passeurs, toujours présents dans la traite de ces foules de malheureux sont partout désignés ; une police arrivera peut-être à en exhiber un ou deux, par-ci, par-là. C’est qu’ils n’existent pas en tant qu’acteurs de réseaux mafieux. Les passeurs sont des pêcheurs sur les côtes bulgares, adriatiques, andalouses, sur les bords de la Manche. Un passage barque pleine rapporte une dizaine de pêches. Les passeurs sont des camionneurs européens payés désormais au lance-pierre. Les passeurs sont des chômeurs dans les collines du Piémont. Les passeurs sont tout un chacun.

Ces courants migratoires de crise en cachent opportunément d’autres : les migrants transnationaux du poor to poor, de l’entre pauvres, qui commercialisent 6 milliards de dollars de produits électroniques d’entrée de gammes. Fabriqués dans le Sud-Est asiatique et passés free tax par Dubaï, ils sont vendus à 50% de leur valeur-Fnac «mano a mano» ou tombés du camion tout le long des «routes en pointillés» européennes, entendez les quartiers des ségrégations urbaines transversaux aux frontières nationales. Ce sont des hordes de pauvres, en tournées touristiques de trois à six mois. De la classique mobilisation internationale de la force de travail, avec assignation aux enclos urbains et «intégration», les migrants internationaux pauvres sont passés au nomadisme au gré de leurs tournées transeuropéennes. Le gain est celui de la soumission industrielle sédentaire, mais aussi l’illusion de la liberté entrepreneuriale mobile avec le sentiment de l’initiative. Effectifs estimés : 200 000 annuellement de passage en France, invisibilisés dans les dizaines de millions de touristes, 600 000 en Europe-Schengen. Par la voie euro-méditerranéenne de la Bulgarie, des Balkans, l’Italie, du Sud de la France et de l’Espagne, environ 80 000 Afghans, Kurdes, Géorgiens, Ukrainiens, Serbes circulent en formations ethniques sur les balcons européens de la mer Noire et en groupes cosmopolites, désethnicisés, dès lors qu’ils abordent l’Europe de l’Ouest pour leurs commerces. Ils rencontrent du Nord italien au Midi français, les 120 000 Marocains et Algériens de l’Ouest, qui fournissent les effectifs des transmigrants du poor to poor à travers l’Espagne, la France, l’Italie du Nord, la Belgique. La «route du Nord» - par l’Autriche, la Serbie, la Hongrie, l’Allemagne et la Belgique - rassemble autour de Turcs et d’Afghans, des Balkaniques, des Ukrainiens et des Polonais. Tous partagent les mêmes commerces, les mêmes cosmopolitismes, vivent les mêmes immersions parmi les hordes de touristes. Même invisibilité au service d’économies transnationales ultralibérales qui réalisent, par les pauvres saute-frontières, leur vieux rêve de l’abolition des frontières, taxes et contingentements.

Et les «passeurs» sont un peu des leurs : pêcheurs de Burgas, Varna et autres petits ports bulgares, de Durrës, Bar, Pescara, Brindisi, Tarente… Calais, Dunkerque, etc. des chauffeurs de taxi et des camionneurs de partout ; à Sofia, un gardien de résidence universitaire réservait huit chambres pour le stockage de marchandises, et douze pour les passages de transmigrants. «[Sa] prime, 8 000 euros en 2010.» Habiter «sur la route» permet à qui possède un garage, un hangar, un revenu appréciable. «C’est comme s’ils faisaient la migration à ma place», nous déclarait un boulanger de Tetovo.

Bien sûr, il ne s’agit pas là de populations poussées à émigrer par le désespoir, mais celles-ci, désignées par messieurs Valls, Estrosi et Ciotti, le 16 mai, sont hélas l’écume d’un phénomène beaucoup plus profond d’apparition d’une migration transnationale en contexte de mondialisation, qui échappe tout autant à monsieur Valls qu’à l’Insee.

Les fameux «réseaux de passeurs» sont nos proches voisins, tout un chacun potentiellement. Bon courage dans la chasse aux chimères, messieurs Valls, Estrosi et Ciotti.

Alain Tarrius, professeur de sociologie à Toulouse-Jean-Jaurès, laboratoires CNRS LISST-CERS et réseau Migrinter. Derniers ouvrages parus : «Etrangers de passage. Poor to poor, peer to peer» et «la Mondialisation criminelle», L’Aube, 2015.

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