Pendant l’ère Heisei, le Japon a connu une dégradation profonde des conditions de travail

Après l’éclatement de la bulle spéculative au début des années 1990, le taux de chômage au Japon a augmenté pendant dix ans pour atteindre, en 2002, 5,5 %, son niveau le plus haut depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Ces chiffres sont peu élevés au regard des pays européens mais, pour les Japonais qui n’ont connu qu’un taux de chômage extrêmement bas de 1 à 3 % pendant cinquante ans, c’est un vrai choc. Les travailleurs, par peur du licenciement, ont accepté une diminution de leur rémunération et des primes d’heures supplémentaires.

La stagnation des salaires a conduit à celle de la consommation. En réaction, un nombre important d’entreprises ont baissé leurs prix, ce qui a favorisé un comportement attentiste des consommateurs japonais. A cause de la stagnation des ventes, le revenu des entreprises ne s’est pas rétabli, ce qui a eu de nouveau un effet négatif sur les salaires. Ce cercle vicieux est la principale cause de la déflation chronique à partir de la fin des années 1990, et de la stagnation de longue durée qu’a connue le Japon pendant Heisei.

Deux faits majeurs ont traduit pendant cette période une dégradation profonde des conditions de travail. Le premier concerne l’accroissement du nombre des emplois irréguliers. Il y a en effet deux formes majeures d’emploi au Japon : le travail régulier, qui est un peu l’équivalent des CDI français, et le travail irrégulier, qui prend des formes variées, dont le point commun est la durée déterminée et une forme de précarité. A l’aube de l’ère Heisei, le pourcentage de travailleurs irréguliers au sein de la population active était d’environ 20 %. Ce pourcentage a augmenté pendant trente ans pour atteindre aujourd’hui environ 40 %.

De plus, jusqu’aux années 1980, la plupart des travailleurs irréguliers étaient des femmes qui souhaitaient travailler à mi-temps. Mais au cours de Heisei, beaucoup de Japonais, quels que soient leur âge ou leur sexe, ont été obligés de travailler sous une forme irrégulière. En outre, comme ce type de contrat n’est pas codifié de manière stricte, il est possible de le renouveler plusieurs fois. Cette tendance explique la montée des inégalités de revenus au Japon. Le salaire horaire d’un travailleur irrégulier ne représente en effet qu’environ 60 % de celui d’un travailleur régulier.

Hausse des décès par excès de travail

Le second fait majeur qui témoigne d’une transformation majeure du marché du travail pendant la période est l’allongement de la durée du travail. Afin de stimuler la demande, les entreprises ont commencé à offrir des réductions de prix des produits et à multiplier les services. Un certain nombre de magasins ont mis en place un système d’ouverture 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24 afin de stimuler l’économie.

De plus, de nombreuses entreprises ont adopté un style de gestion dont le principe était de pouvoir mieux répondre aux exigences des clients, ce qui a entraîné une forte augmentation des heures supplémentaires de travail, très souvent non payées. La société japonaise a fait de cette pratique une norme acceptée. Dans les années 1990, la proportion des hommes qui travaillentplus de 10 heures supplémentaires par semaine a augmenté, jusqu’à atteindre 44 % en 2016. Le nombre de décès par excès de travail – karoshi en japonais – est, lui aussi, en hausse.

En réponse à ces deux tendances, le gouvernement a entamé une réforme en 2016 et a modifié de manière conséquente, pour la première fois depuis soixante ans, la loi relative aux normes du travail (Labor Standards Act). Cette loi modifiée met en place, à partir d’avril 2019, une réglementation du plafond des heures supplémentaires, assortie de sanctions, et codifie, à partir d’avril 2020, le principe du « salaire égal à travail égal », qui interdit les disparités de traitement entre travailleurs réguliers et irréguliers.

Le Japon doit aussi faire face à un grave manque de main-d’œuvre, dû au vieillissement et à la baisse du taux de fécondité. Le taux de chômage est aujourd’hui de 2,3 %, soit au même niveau qu’en 1989. Alors que le gouvernement japonais commence enfin à accueillir plus de travailleurs étrangers, la situation de pénurie est telle que certaines konbini (supérettes ouvertes 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24) – emblématiques de l’économie japonaise – ont décidé de limiter leurs horaires d’ouverture. C’est le signe d’un tournant important sur le marché du travail au moment où commence l’ère Reiwa.

Sachiko Kuroda, professeure à l’université Waseda (Tokyo), est économiste du travail. Traduit du japonais par Yukiko Itoh et Soichi Nagano, EHESS.

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