Pensée et littérature arabe : une saison macabre

Une hémorragie vient de frapper l'espace intellectuel, culturel et littéraire arabe. En Effet, depuis le mois de mai dernier, et outre l'islamologue franco algérien Mohamed Arkoun parti le 14 septembre, quatre des plus illustres figures de cet espace viennent de disparaître. Il s'agit des penseurs et philosophes : le marocain Mohamed Abed al Jabiri décédé le 3 mai et l'égyptien hérmeuneute et exégète "moderniste" Nasr Hamid Abou Zid, décédé lui le 9 août. Le romancier algérien Tahar Ouattar, qui s'est éteint le 12 août. Enfin, le poète, romancier essayiste diplomate et ministre saoudien Ghazi Abderrahmane Al Qusaibi, disparu le 15 août.

Tous les quatre occupaient le devant de la scène intellectuelle arabe le long des quatre dernières décennies. Ils figuraient parmi les écrivains et intellectuels les plus controversés (surtout Abou Zid et Ouattar), vu qu'ils étaient souvent au cœur des polémiques, surtout celles déclenchées par les essais, les propos et les prises de positions sur les thèmes et les causes touchant aux réalités arabes (entre autres les modes et formes des relations entre Orient et Occident), et mêmes sur les axiomes et dogmes traditionnels.

L'œuvre majeure d'Al Jabiri était sa lecture analytique critique plus ou moins moderniste (avec toutes les réserves nécessaires quand à l'utilisation de ce qualificatif, surtout dans les cas d'Al Jabiri et Al Qusaibi) de la raison arabe "Al 'akl al arabi" dans ses livres parus a cet effet respectivement entre 1984 et 2001 : La Formation de la raison arabe (Takwin…), La Structure de la raison arabe (Binyate…), La raison politique arabe, La raison éthique arabe.

En empruntant des outils et méthodes occidentales modernes, et en les utilisant modérément, cette lecture à passé en revue le cumul intellectuel arabe connu communément sous le nom de "tourath" (héritage intellectuel sous ses différentes formes et dans tous les domaines). Elle a examiné les fondements, les fins et les procédés qui ont dominé la pensée et l'existence arabe à travers les siècles, et ce, en quête de la meilleure façon possible permettant d'en profiter au présent, non sans l'intention plus ou moins affichée d'établir une réconciliation entre passé et réalité contemporaine, passant elle inévitablement par une combinaison (pour ne pas dire compilation) entre originalité, "asala" puisée dans le "soi" arabo-musulman – l'Orient – avec toutes ses composantes (ethnies, histoire, religion, cultures, sociétés, etc.) et le progrès "mouasara" (voire modernité) occidental – l'Occident – dans toute son envergure. Al Jabiri fut de ceux caractérisés par le souci d'observer un certain équilibre entre les deux pôles difficiles à réconcilier vu les fissures civilisationnelles ainsi que leurs effets causés par les sédiments et séquelles du passé, les exigences et les craintes des uns et des autres. Ce souci a toujours plané (et plane encore) sur cette aventure intellectuelle. Il s'est distingué aussi par le dialogue mené avec un autre penseur et philosophe arabe, l'égyptien Hassan Hanafi. Ce dialogue et ce débat, interne, inter-arabe, avait pour titre : Dialogue du Machrek (est) et du Maghreb (ouest) (Hiwar al machrek wal maghreb). La revue arabe paraissant à Paris dans les années 1980 : Le Septième jour (al yawm assabi) fit le ring de ce dialogue. Il a été reproduit depuis à maintes reprises. Il fût un événement à l'époque. Un régal pour les lecteurs arabes de tous rangs et niveaux. Il permit au large public de découvrir ces deux penseurs hors pairs, professeurs d'université au Caire et à Rabat, et de les projeter au centre de la scène intellectuelle arabe et même internationale à travers les traductions dont leurs œuvres firent l'objet.

La pensée de Nasr Hamed Abou Zid s'effectuait dans le domaine herméneutique. Son thème majeure était l'interprétation des exégèses du Coran (Ta'ouil attafasir). En livrant une lecture critique de ces exégèses basée sur la séparation du texte coranique de sa transcendance, source de sa sainteté, il l'a écarté de la sorte de son contexte religieux, tout comme Arkoun qui prôna lui, l'historicité du texte (coranique et religieux), notion purement orientaliste, chère entre autres à Jaques Berque. Ce faisant, les conclusions d'Abou Zid ont heurté la conscience collective musulmane surtout auprès des conservateurs et conformistes qui n'ont foi qu'en le texte : verset coranique ou tradition du prophète. Alors qu'elles étaient soutenues et approuvées par les "modernistes", ces conclusions ont par ailleurs soulevé indignation et approbation entraînant outre son exil, des sanctions allant jusqu'à la répudiation de sa femme.

Quand à Ouattar et Qusaibi, ils étaient tous deux des grands hommes des lettres arabes contemporaines. Le répertoire littéraire des deux est si riche et si divers qu'il leur valut d'être incontestablement très bien placés dans les espaces intellectuels, littéraires, médiatiques et politiques arabes. L'un et l'autre ont occupé des postes politiques diplomatiques et culturels clefs, respectivement en Algérie et en Arabie saoudite. Alors que Ouattar était haut fonctionnaire au sein de l'appareil de l'ex-parti unique et directeur général de la radio nationale à l'aube du multipartisme en Algérie, puis président et gestionnaire de l'association culturelle al jahidia, l'un des moteurs essentiels de la vie culturelle algéroise et algérienne, Quasaybi lui, et après une brève carrière universitaire, était ministre puis ambassadeur du royaume saoudien au Bahrayn et à Londres puis ministre à nouveau. De vocation plutôt administrative et gestionnaire vu ses études supérieures aux USA, les postes ministériels qu'il a occupés étaient de nature technique (électricité, eau, santé publique, travail et affaires sociales) plus que culturels ou artistiques.

En effet, Qusaibi était un homme de lettres à plusieurs facettes : poète, romancier, essayiste, et parfois même critique littéraire, et bien que son coté poétique prime pour certains, je me trouve personnellement attiré par son coté romanesque. Il a publié plusieurs romans qui ont été bien accueillis par le public et les critiques, dont : L'appartement de la liberté, Al asfourieh, et al jiniyeh. Ces romans épièrent le monde arabe en essayant de découvrir ses réalités, ses versions et contradictions et les analyser par la suite, avec satire, ironie, parodie et humour. Ces procédés battirent leur plein dans al asfourieh paru au milieu des années 1990. Al asfourieh est le dénominateur de l'asile psychiatrique de Beyrouth, capitale du Liban. Il met en scène le personnage principale narrant l'histoire à la première personne : le professeur, sensé être fou, aliéné, pensionnaire de l'asile, et son médecin le docteur Samir Tabet, interlocuteur de ce personnage narrateur. Le roman fût à la longueur de ses 303 pages un dialogue mené à maintes reprises entre ces deux personnages. N'épargnant aucun des cotés et dimensions du réel et vécu arabe jusqu'aux fins détails, le professeur y fournit une lecture critique humoristique satirique de la réalité arabe à travers les siècles, critique occultant une amertume aiguë connotant le malaise général régnant dans le monde arabe aussi bien chez les élites que chez les masses, d'où ces vagues d'émigration matérielle légale et clandestine, et morale reflétée par la démission et l'indifférence. Cela nous mène à dire par extension que al asfourieh désigne le monde arabe, considéré par certains comme une grande prison enfermant ces millions de populations souffrant de toutes sortes de maux et malaises. En effet, fuir la dénotation, choisir la connotation, le symbole, a toujours été préféré dans les œuvres littéraires arabes à caractère critique politique depuis le célèbre Kalila wa Dimna d'Ibn al moukaffa', au siècle I de l'hégire. Quant à la folie, elle est emblème de sagesse. D'ailleurs, ne dit-on pas au monde arabe : "Prenez la sagesse des bouches (dires) des fous" ? Bien plus la folie offre outre son caractère comique, une occasion de se dérober des responsabilités des propos et faits dérangeants susceptibles d'entraîner des poursuites.

L'appartement de la liberté, roman interdit en Arabie saoudite lors de sa parution, décrit le climat qui régna au monde arabe entre les deux défaites : 1948 et 1967. Les événements de ce roman se déroulèrent au Caire, mettant en scène un groupe de jeunes colocataires d'un appartement. Il décrit la soif de liberté chez la jeunesse arabe au moment où la guerre froide entre les deux composantes de l'Occident à l'époque : l'Est et l'Ouest atteignit son comble, aussi, il était question des différents courants d'opinions avec les visions et positions diverses, parfois contradictoires sur les problèmes et questions posés à l'époque, ce qui laisse entrevoir les déchirures, disparités, discorde et malentendu caractérisant le monde arabe au sommet ces derniers temps.

Al jiniehn (La fée), dernier roman en date d'Al Qusaibi (2006), nous propose un autre monde, un monde virtuel, féerique, celui des djins. Il relate l'histoire d'un mariage virtuel entre un humain et une dijnieh, de ce qui se propage à grande échelle au sein des masses. Il fait disparaître les frontières entre réel et virtuel, vrai et faux ou invraisemblable, possible et impossible. En lisant ce roman on a l'impression que son histoire échappe aux mille et une nuits, qu'elle vient du fond du fantasmes et imaginaire des contes et récits populaires fleuris aux siècles dits de faiblesse et de déclin, allant de la première chute de Bagdad en 1258, Ve siècle de l'hégire, (la seconde date de 2003) jusqu'au début du XXe siècle après J. Ch. Et comme si l'auteur eut prédit notre virtuel étonnement et surprise, il garnit son roman d'une riche bibliographie contenant des titres d'études, de thèses et essais de toutes sortes relevant de ce thème.

Les œuvres de ceux-là, qu'il s'agisse d'Al Jabiri ou d'Abou Zid, de Ouattar ou d'al Qusaibi sont bien écrites, véhiculées par une langue très élégante (l'arabe en l'occurrence), accessible à tous les lecteurs, une langue bien soignée frôlant souvent la poésie sans concavité ou contrainte linguistique. De plus, l'œuvre narrative des deux derniers, est caractérisée par une énergie narrative évidente, maîtrisant techniques et outils narratifs modernes.

Ainsi, le monde arabe perd avec la disparition de ces intellectuels, penseurs et hommes de lettres, des témoins et acteurs très influents de sa culture et de sa pensée. Acteurs ayant été sujets-opérateurs de l'opinion publique culturelle, littéraire et politique, un demi siècle durant. Tous les quatre avaient un niveau de connaissance de langues étrangères, l'anglais et le français au premier lieu, allant du parfait au passable.

Brahim Sahraoui, maître de conférences, université d'Alger-II, Bouzareah.