Peut-on encore parler de "révolutions arabes"?

Le 17 décembre 2010, un marchand tunisien s'immole par le feu après une altercation avec la police. Son geste, dit-on, amorce ce que l'on a nommé les "révolutions arabes". A priori, le "monde arabe" correspondrait à une vaste zone s'étirant de la Mauritanie à l'Irak et de la Syrie aux Comores. Il convient de dépasser ces apparences.

Des États ont ambitionné d'organiser cette arabité réelle ou fantasmée, par la création de la Ligue Arabe en 1945, organisation la plus emblématique d'un "monde arabe" de 22 pays qu'elle prétend représenter et défendre, et cela à de pures finalités politiques. Son unité de façade s'effrite à la lumière des très nombreux conflits fractionnant cette ligue, récupérés par les deux superpuissances, mais dont certains persistent encore aujourd'hui. Pendant les guerres israélo-arabes, les membres de la Ligue ne coordonnent pas complètement leurs moyens ni ne s'accordent, ainsi que lorsque les États-Unis et l'Europe frappent la Libye en 1986 et 2011. Les processus de paix sont surtout organisés grâce aux diplomaties américaine, russe et européenne. Aucun consensus "arabe" n'a jamais été trouvé pour résoudre la question palestinienne, instrumentalisée au détriment des premiers intéressés. Les relations entre les "pays arabes" sont d'ailleurs assez ambigües avec Israël qui y maintient des représentations diplomatiques sans parler des relations officieuses. Cette hétérogénéité se cristallisent lorsque l'Égypte est exclue de la Ligue après Camp David I puis y est réintégrée, nonobstant 9 absentions. Elles s'affirment en mars 2010 au sommet de Syrte à propos de la rivalité Hamas/Fatah, sur l'Iran et Israël ou sur la participation tacite de Riyad et du Caire au blocus de Gaza.

Selon l'approche doxique, le "monde arabe" désigne un espace géographique ayant en commun une "culture arabe" incarnée notamment par la langue arabe ou revendiquant une majorité ethnique arabe. Le concept de "révolution arabe" suppute l'influence ou la représentation d'une arabité dans ces mouvements. Or, le révolté ne manifeste pas en tant qu'arabe mais comme victime.

D'autre part, le critère linguistique n'es t pas valide. Observons d'abord que seuls 5 des 22 membres de la Ligue incluent l'adjectif "arabe" dans leur intitulé officiel à des fins politiques : Émirats Arabes Unis (EAU), Syrie, Égypte, Libye, Arabie Saoudite, un temps l'Algérie. Mais parmi eux, seuls la Syrie, l'Arabie Saoudite et les EAU sont majoritairement ethniquement et linguistiquement arabes.

Rappelons que les pays du Maghreb sont majoritairement peuplés de berbères souvent arabophones, et non pas d'Arabes. Cette langue serait officiellement parlé par 250 millions de personnes y compris dans 4 pays extérieurs à la Ligue : Israël, Tchad, Érythrée et Malte. Mais si le "monde arabe" se reconnaitraît par l'usage de l'arabe, des populations de la Ligue s'en trouveraient exclues car tous les pays de la Ligue n'ont pas l'arabe comme seule langue officielle, qui demeure seulement une lingua franca. À Djibouti et aux Comores, membres de la Ligue, le français est une langue officielle. L'arabe, le français, et le berbère (sans compter le kurde, etc…) font coexister dans ce même espace les alphabets arabe, latin et tifinagh (berbère). Donc, si la langue arabe serait le dénominateur commun desdits pays, appellerait-on alors "révolution anglaise" un mouvement similaire hypothétique du Royaume-Uni au Nigéria au prétexte que l'on y parle anglais et que l'on aurait été marqué par la civilisation britannique?

Quant à la "rue arabe", autre incongruité, on ne peut donc que douter de sa nature unique lorsqu'elle réagit différemment à la mort de Ben Laden ou d'Arafat. "L'opinion publique n'existe pas" disait Bourdieu. Ainsi donc, cette rue ne saurait être comparée à son équivalent "occidental" (qui d'ailleurs lui aussi n'existe pas sui generis) car lorsque qu'elles ne sont pas aidées de l'extérieur, ces révoltes sont en général immédiatement réprimées. Comment donc croire qu'une "rue arabe", sans armes et sans soutien de la communauté internationale, peut réussir seule à renverser des dictatures ?De même, si le nationalisme arabe a comme raison principale la libération de la Palestine, peut-on encore parler de "nationalisme arabe" après le double jeu égyptien et saoudien à Gaza et la reconnaissance d'Israël par l'OLP ?

Le terme de "Printemps arabe" est une simple adaptation du "Printemps des peuples" de 1848 ou du Printemps de Prague. La "révolution de Lotus" se réfère à celle des "Œillets" au Portugal. Ainsi donc, la pseudo arabité des révolutions passées ou en cours ne repose pas sur une homogénéité civilisationnelle. Chacune des révoltes correspond à une situation intrinsèque à chaque pays car y triomphent les particularismes tribaux et des extrémismes religieux. Le comportement ambigu de la Ligue arabe, face à ces révolutions en est une preuve supplémentaire…

Par Nicolas Teneze, attaché temporaire d'enseignement et de recherche, ATER.

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