Photo : comment les icônes de Mai 68 ont été fabriquées

Elles avaient les qualités esthétiques, symboliques ou journalistiques pour s’imposer : certaines images viennent immédiatement à l’esprit lorsque l’on pense à Mai 68. Daniel Cohn-Bendit souriant face à un CRS, ou la « Marianne de Mai 68 », ces clichés célèbres représentent, par métonymie, les événements de ce printemps-là. Et pourtant…

Aura symbolique

La « Marianne de Mai 68 », prise par le photographe Jean-Pierre Rey, convoque une autre image (elle-même symbolique), La Liberté guidant le peuple (1830), d’Eugène Delacroix. En 1968, elle ne paraît qu’une seule fois dans un magazine français : Paris Match la publie dans son numéro daté du 15 juin, mais en petit format, dans une double page consacrée à la manifestation unitaire parisienne du 13 mai. « L’aura symbolique ne peut donc pas être la seule explication à son iconisation », constate Audrey Leblanc, docteure en histoire et commissaire de l’exposition « Icônes de Mai 68. Les images ont une histoire », qui se tiendra à la BNF, à Paris, du 17 avril au 26 août. Même chose pour la photographie de Cohn-Bendit par le photographe Gilles Caron : cette année-là, elle n’est publiée qu’une fois, en juin, avec une quinzaine d’autres, dans le magazine spécialisé Journalistes Reporters Photographes.

La « Marianne de Mai 68 ». Photographie prise pendant la manifestation du 13 mai 1968, à Paris. JEAN-PIERRE REY/GETTY IMAGES
La « Marianne de Mai 68 ». Photographie prise pendant la manifestation du 13 mai 1968, à Paris. JEAN-PIERRE REY/GETTY IMAGES

En réalité, « l’iconisation de ces images a été construite progressivement, à chaque anniversaire, par des acteurs du monde journalistique, éditorial et culturel », explique Audrey Leblanc. Il faut attendre les commémorations de 1978 pour que la « Marianne » figure en bonne place dans Paris Match et dans Le Nouvel Observateur, puis encore dix ans pour qu’elle soit en « une » de Paris Match. Une circulation médiatique emblématique : « L’histoire de la photo de Cohn-Bendit se construit également au fil du temps, poursuit Audrey Leblanc. Que dit cette histoire ? Que c’est le plus grand photographe de la plus grande agence de photographie française (Gamma) qui a fait la plus belle photo des événements les plus importants en France de la seconde moitié du XXe siècle. Cette narration très puissante trouve sa forme définitive en ouverture de la première synthèse importante sur le photojournalisme, le livre du [journaliste au Monde] Michel Guerrin Profession photo­reporter. Vingt ans d’images d’actualité [Gallimard], publié en 1988 – pour les 20 ans de Gamma (à un an près) et les 20 ans de Mai 68. »

Noir, blanc, rouge

C’est aussi au cours de ces commémorations que se fixe la mise en forme noir, blanc et rouge récurrente au traitement de Mai 68. En juin 1968, après un mois sans presse en raison des grèves des ouvriers du livre et des imprimeries, Paris Match parvient à sortir un numéro, mais en noir et blanc. La rédaction décide d’utiliser les photographies en sa possession pour faire un premier récit rétrospectif. Il fera date : dorénavant, la même ligne noir, blanc et rouge sera réutilisée à chaque anniversaire par les rédactions. Les clichés en couleurs, bien qu’existants, ne seront que peu ou jamais proposés.

Aujourd’hui, ces images circulent surtout sur les supports qui servent le photojournalisme, comme les compilations ou les livres célébrant les grandes agences françaises, mais rarement dans les ouvrages d’histoire. Si leur fonction première était de documenter des événements, devenues des icônes, elles ont perdu leur valeur documentaire. « Ces images ont été suffisamment déshistoricisées pour pouvoir être investies aujourd’hui par tout le monde, explique Audrey Leblanc. La “Marianne”, par exemple, a porté des revendications révolutionnaires, gaullistes et toute sorte de récits contradictoires. » Ainsi, l’histoire s’écrit aussi en fonction de l’espace médiatique – même si ces photographies servent aujourd’hui d’abord l’histoire du photojournalisme avant de servir l’Histoire elle-même.

Par Fanny Arlandis

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