Le mouvement des « gilets jaunes » – après celui des « bonnets rouges », il y a cinq ans à peine – est le dernier avatar d’une série d’éruptions collectives dont les ressorts et les mobiles sont si complexes qu’ils engendrent une masse de commentaires à peu près proportionnelle au désarroi dans lequel ils plongent les sociologues, bien en peine de dessiner les contours d’un phénomène aussi gazeux qu’instable. Reste que beaucoup d’observateurs s’entendent pour voir dans cette nouvelle jacquerie le résultat des inégalités qui mineraient notre société. Et comme on pouvait s’y attendre, le libéralisme fait souvent, dans leur bouche ou sous leur plume, office de bouc émissaire tout trouvé.
Si on les suit, ce sont en effet les politiques supposément libérales mises en œuvre par tous les gouvernements français récents qui auraient contribué à creuser les inégalités sociales dans notre pays, minant par là même le contrat social que nous avions hérité du Conseil national de Résistance. Dès lors, le mouvement des « gilets jaunes » ne serait qu’une nouvelle manifestation de l’indignation d’un peuple méprisé par ses élites et abandonné au règne de l’individualisme et du profit, fondements du cruel ordre libéral contemporain.
Et si la vérité était à l’opposé d’une telle vision ? Et si, loin d’être une explosion engendrée par les renoncements de l’Etat social qui fut au cœur des « trente glorieuses », le mouvement des « gilets jaunes » était, au contraire, le résultat des impasses d’une spirale interventionniste et redistributrice, celle d’un Etat devenu obèse et impotent ?
Ressentiments violents
Expliquons-nous. Avec un taux de prélèvements obligatoires avoisinant les 45 % du PIB et une part des dépenses publiques représentant 54 % de notre richesse nationale, l’Etat français (nous y incluons évidemment notre système de protection sociale) est devenu une gigantesque machine à redistribuer, dont la mission première consiste quotidiennement à déshabiller Pierre pour habiller Paul. Par le biais de la fiscalité et des prestations sociales, la collectivité prend, d’une main, une part croissante des revenus de chacun, pour mieux redonner, de l’autre main, cette même quantité de richesses.
Quelques libéraux grincheux ajouteraient qu’une partie de ces sommes vertigineuses s’évapore durant cette opération de prestidigitation, mais là n’est pas notre sujet. Ce que chacun doit bien comprendre, c’est que tout Français est à la fois dans la position de Pierre et de Paul. En effet, chacun d’entre nous paye des impôts (quand bien même il n’est pas assujetti à l’impôt sur le revenu) et cotise, tout en bénéficiant, dans le même temps, d’un certain nombre de prestations délivrées par les services publics (à l’école, à l’hôpital, ou ailleurs), d’allocations (familiales, logement, etc.), ou encore de subventions.
Tout le problème, c’est que les Français sont de plus en plus nombreux à être persuadés de deux choses : d’une part, qu’ils reçoivent moins qu’ils ne donnent. Et d’autre part, que les autres reçoivent plus qu’eux. Bien sûr, le politiquement correct incline à pointer du doigt les plus riches et leurs « cadeaux fiscaux », propres à enflammer les esprits les plus sereins.
Mais la vérité oblige à dire que bon nombre de concitoyens bien moins fortunés sont l’objet de ressentiments tout aussi violents : le chômeur « profiteur », supposé trouver plus confortable de ne pas travailler ; l’étranger accusé de venir « voler » le travail des Français ou d’être attiré par nos prestations sociales (généreuses dès lors qu’elles profitent aux autres) ; sans oublier le voisin, volontiers soupçonné de mentir sur ses véritables revenus ou de travailler « au noir ».
Schizophrénie
Notre mécanisme de redistribution est devenu tellement massif, tentaculaire et opaque, que les Français dans leur ensemble en deviennent parfaitement schizophrènes, et ne voient tout simplement plus la contradiction – pourtant flagrante – qu’il y a à s’indigner à la moindre fermeture de ligne ferroviaire en quête de passagers ou de la moindre maternité en quête de nourrisson, tout en protestant dans le même temps contre des impôts jugés écrasants. Le seul moyen de sortir de cette contradiction manifeste consiste alors à accuser les autres d’être les profiteurs d’un système dont on serait soi-même le dindon de la farce. Et c’est bien là que réside la véritable menace pour la cohésion du corps social français – mais aussi le plus puissant fertilisant pour toutes les formes de populisme.
Sortir de cette impasse est devenu d’autant plus urgent que l’avenir même de la démocratie libérale est en jeu, comme le montrent un certain nombre d’exemples étrangers, où l’insurrection, pour avoir été électorale, n’en est pas moins apparentée (que l’on pense au Brexit ou à l’élection de Donald Trump, pour ne prendre que les épisodes récents les plus spectaculaires). Mais encore faut-il ne pas se tromper de cible. Plutôt que d’entonner une énième fois une ode antilibérale aussi électoralement profitable que politiquement vaine, il serait préférable de s’atteler concrètement aux chantiers susceptibles de réconcilier les Français avec les vertus de la solidarité nationale.
Parmi ces chantiers, on peut mentionner une fiscalité plus raisonnable mais aussi plus lisible ; des services publics efficaces dédiés à leurs usagers ; un système d’allocations simplifié et destiné d’abord à ceux qui en ont le plus besoin (substituer, par exemple, à l’actuelle politique de logement subventionné une authentique politique de logement social, exclusivement réservée aux plus nécessiteux).
C’est à cette condition que Pierre et Paul se réconcilieront – et d’abord en chacun d’entre nous – et que la colère de Jacques ne deviendra plus qu’un lointain souvenir du vieux folklore français.
Jérôme Perrier , historien. Il est l’auteur d’Alain ou la démocratie de l’individu (Les Belles Lettres 2017).