Podemos porté par les vieux Espagnols

Pourquoi un nouveau parti de gauche radicale parvient-il à réaliser une percée électorale en Espagne (22,5% d’intentions de vote), alors même que dans l’ensemble des pays européens, exception faite de Syriza en Grèce, ce sont au contraire les populismes de droite qui ne cessent de croître ?

La visibilité médiatique de son leader charismatique, Pablo Iglesias, et ses discours démagogiques, ainsi que la violence de la crise économique ou la moindre tolérance des Espagnols à l’égard des affaires de corruption qui minent la classe politique depuis des années sont les explications les plus fréquentes. Ces explications fondées sur des facteurs à court terme ne sont pas fausses, elles ne sont cependant pas suffisantes car elles n’identifient ni la structure ni la tendance de fond qui permettent la contagion du phénomène Podemos au sein de la société espagnole. Des facteurs à plus long terme permettent de comprendre qu’«autre chose» est en train de se produire en Espagne.

Première observation : selon le baromètre de juillet du Centro de Investigaciones Sociológicas (CIS), la corrélation entre «classe d’âge» et «orientation partisane» se confirme dans le cas de l’Espagne au même titre que dans les autres pays européens. Autrement dit, plus on avance en âge, plus on est de droite. En effet, dans une grande majorité de pays européens le centre de gravité idéologique est situé à droite en raison du vieillissement de la population. Mais l’Espagne échappe à cette règle malgré son faible taux de fécondité, l’un des plus bas d’Europe, et le vieillissement accru de sa population qui a fait doubler en trente ans le nombre des plus de 65 ans. Car même si ces derniers sont en Espagne plus à droite que leurs cadets, ils sont aussi moins à droite que leurs concitoyens européens. Les plus de 65 ans sont surtout, au sein même de leur propre classe d’âge plus à gauche qu’à droite, c’est là la seconde observation surprenante : 49% des plus de 65 ans se positionnent à gauche contre 31% à droite. Ce paradoxe s’est renforcé au fil des années, contrairement à ce qui s’est produit dans le reste du continent, et explique en grande partie le centre de gravité idéologique à gauche du pays.

La cohorte des plus de 65 ans correspond aux personnes nées entre 1930 et 1950, qui ont vécu le régime autoritaire du franquisme. L’impulsion historique de l’Espagne à la fin des années 70, avec la ratification de la Constitution, a été la promesse pour ces personnes de faire entrer le pays dans un système démocratique. Des pans entiers du spectre politique alors désireux de s’inscrire dans le sillage de la promesse de rupture démocratique incarnée par la gauche ont ainsi basculé vers le socialisme, et ce face à une droite, certes, modérée, mais qui malgré ses efforts pour se positionner au centre ne parvenait pas à se distinguer suffisamment du régime antérieur. Cette génération qui représente 21% de l’électorat est toujours porteuse de cette histoire à la fois longue et proche qui a fait hériter les générations suivantes - celles nées dans les années 60 et 70 - de valeurs majoritairement ancrées à gauche. Or, les sympathisants de Podemos sont pour l’essentiel des individus dont l’âge se situe entre 35 et 54 ans, et ils correspondent à cette génération née dans les années 60 et 70 marquée elle aussi par les valeurs de la transition démocratique et la volonté de transformer les structures sociales du franquisme. Aujourd’hui désenchantée par les espoirs gâchés de 1978, cette génération se tourne vers un mouvement qui leur promet le réenchantement.

L’écosystème politique et social de la péninsule ibérique empêche, par ailleurs, toute progression de l’extrême droite. Le nationalisme au sens où il s’entend en France ne rassemble que très peu de partisans en Espagne, et il n’existe pas d’espace électoral à la droite du Partido Popular (parti conservateur) pouvant être exploité par une quelconque formation d’extrême droite. Cette particularité tient au fait que le courant historique de la droite postfranquiste, Alianza Popular, est emmailloté par le Partido Popular depuis 1989, année de création du parti aujourd’hui au pouvoir.

Les revendications sécessionnistes dans certaines régions d’Espagne participent en outre à la dilution du sentiment nationaliste, partie centrale du discours d’extrême droite, tandis que l’immigration reste globalement acceptée. Même si la comparaison avec les années 30 est fréquente pour expliquer la montée des populismes en Europe, la crise et ses effets économiques et sociaux étant censés provoquer une radicalisation droitière, cette comparaison a aussi ses limites, compte tenu du contre-exemple espagnol et du faible chômage de certains pays comme la Hollande ou l’Autriche où des partis comme le PVV et le FPÖ progressent à vive allure dans l’opinion.

Alejandro Albert, sociologue. Marco Alagna, sociologue.

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