Pologne, la victoire des perdants de la transition démocratique

La crise dans laquelle est plongée la Pologne depuis l’adoption de deux lois très controversées sur le Tribunal constitutionnel et les médias publics a soudainement replacé l’Europe centrale au centre de l’attention des médias internationaux, près de vingt-cinq ans après son basculement vers la démocratie. Alors que le caractère négocié de la démocratisation avait donné lieu au néologisme de « réfolution » contractant réforme et révolution, selon la formule restée célèbre de l’historien britannique Thimoty Garton Ash, les hésitations pour décrire la situation polonaise actuelle montrent que les transformations postcommunistes ne cessent de défier les catégories les plus familières de l’analyse des crises politiques. Les labels n’ont en effet pas manqué : « coup d’Etat », « dérive autoritaire », évolution « à la hongroise ».

Très en verve, le chef de file des libéraux au Parlement européen, Guy Verhofstadt, n’a pas hésité à qualifier de « national-socialiste » (sic) le parti Droit & Justice (PiS) au pouvoir à Varsovie. Le risque est grand de créer des artefacts, faisant écran à l’intelligibilité de la situation. Parmi les catégorisations proposées, l’une d’entre elles retient plus spécialement l’attention : celle de « dérive fasciste ». À bien des égards, cette analogie est incertaine et hasardeuse, tant le terme renvoie autant à un jugement politique, classant d’emblée les intéressés parmi les ennemis mortels de la démocratie, qu’à un usage générique du terme qui conduit alors à donner la même identité à des phénomènes historiquement pourtant très distincts.

Comprendre les véritables menaces sur le pluralisme

Au contraire, comprendre les menaces que le PiS fait peser sur la démocratie et le pluralisme suppose de déjouer les pièges de cette catégorie, mais aussi des autres. Il convient alors de dissocier la dimension idéologique du PiS, relative à sa vision du monde, et la dimension stratégique, qui concerne sa stratégie de conquête et de conservation du pouvoir. D’un point de vue idéologique, le PiS s’apparente à une sorte de droite nouvelle à la polonaise, mêlant conservatisme bon teint et néo-conservatisme plus affirmé, avec de nettes inflexions cléricales et antilibérales, au sens nord-américain de ce terme, relatif à un positionnement de centre-gauche et à des valeurs d’ouverture culturelle et intellectuelle. Il a constitué un débouché pour de nombreux intellectuels énonçant une critique de droite de la démocratisation d’après 1989, notamment à cause de la sécularisation des modes de vie qu’elle venait accélérer, et rêvant de « révolution conservatrice » à la Margaret Thatcher ou à la Ronald Reagan.

La combativité idéologique de ces intellectuels, affublés dans les années 1990 du sobriquet de « Pampers » à cause de leur jeune âge, a donné lieu à la création de revues intellectuelles audacieuses, telles Fronda ou BruLion, qui ont préparé l’hégémonie politique et culturelle du PiS. Dans un ouvrage remarqué, le philosophe polonais Andrzej Leder a ainsi estimé, dans une perspective gramscienne, que la vision du monde du PiS révélait une tentation réactionnaire de revenir sur la modernisation économique et sociale de la période communiste, pour retrouver la virginité de la culture nationale d’avant 1939.

Mais l’identité politique du PiS ne renvoie pas qu’aux idéologies en -isme auxquelles on peut tenter, avec plus ou moins de succès, de l’affilier. La victoire de la droite polonaise s’accompagne également de triomphalisme, d’esprit de revanche et d’agressivité verbale qui renvoient à la dimension comportementale de son identité. La victoire du PiS en 2015, assez large pour qu’il puisse pour la première fois gouverner seul, constitue en effet l’arrivée au pouvoir des « perdants » de la transition démocratique. La droite nationale et anticommuniste avait en effet subi une cure d’opposition et de marginalité politique pendant les années 1990, qui avaient bénéficié aux modérés de l’ex-opposition démocratique, qui capitalisaient sur l’habileté avec laquelle ils avaient négocié avec les communistes pour créer les conditions du passage à la démocratie.

Face à leur hégémonie, la droite radicale s’était unie autour d’un récit contestant les modalités mêmes de la démocratisation, dénoncées comme inauthentiques car destinées à donner un sauf-conduit aux communistes. Or la catastrophe aérienne de Smolensk en 2010, au cours de laquelle périssent le président Lech Kaczynski et de nombreux officiels polonais, conduit à une forme d’universalisation de ce discours : la droite polonaise peut se prétendre représentante exclusive d’une nation martyre, inscrire la catastrophe tout comme sa « geste politique » depuis 1989 dans récit unique qui fait écho à une mythologie victimaire enracinée dans la culture nationale polonaise depuis le XIXe siècle, lorsque la Pologne était privée d’indépendance et d’Etat. Le PiS peut ainsi, sans retenue, « punir » ses opposants pour l’ostracisme dont la droite radicale se dit la victime de la part des tenants de l’ordre démocratique fondé en 1989.

« Démocrature »

La dérive anti-démocratique à laquelle on assiste surprend néanmoins par son ampleur, sa rapidité et le peu d’indicateurs de sa survenue au cours des campagnes électorales de 2015. On peut à nouveau se référer à Thimoty Garton Ash à propos de cette crise : « ce sont les piliers de la démocratie qui sont en danger en Pologne ». Les atteintes portées au pluralisme et à l’État de droit par les récentes lois sont manifestes, mais elles doivent cependant être éclairées à la lumière de la stratégie du PiS pour gouverner sans voir ses ressources fondre rapidement. Ce parti a tiré les leçons de son précédent passage au gouvernement, en 2005-2007, lorsque les jeux parlementaires avaient eu raison de sa coalition et provoqué des élections anticipées.

Le virage autoritaire, mené à un rythme effréné, paralysant les députés d’opposition, vise à conserver la maîtrise du calendrier et à éliminer les obstacles à son projet politique. La comparaison, davantage qu’avec le fascisme, s’impose alors avec les démocraties autoritaires semi-compétitives, telles que celles instaurées dans leurs pays par Vladimir Poutine, Viktor Orban ou même Recep Tayyip Erdogan. Ces régimes politiques, aussi appelés « démocratures », maintiennent des élections parce qu’elles permettent de légitimer les processus de centralisation auxquels ils se livrent, tout en désarmant délibérément les oppositions. Mais si l’on admet que classer n’est pas penser, ces catégories de démocrature ou d’autoritarisme compétitif ne sont au mieux qu’une première approximation.

Face à un modèle de démocratie libérale « avancée », valorisant la diffusion du pouvoir dans diverses institutions ou agences indépendantes, présentées comme source de qualité de la décision politique, le PiS réaffirme, avec un autoritarisme aux accents populistes, le fait majoritaire - même s’il n’a totalisé que 37,5 % des suffrages exprimés, avec près de 50 % d’abstention. Le PiS met ainsi habilement à profit la situation post-démocratique de la plupart des démocraties libérales actuelles, caractérisées par le déclin des partis de masse, la montée en puissance des pouvoirs économiques et le recul de la participation politique des citoyens, remplacée par les sondages d’opinion et le marketing politique. Comme les autres formes de déloyalisme politique de droite (et de droite extrême) ailleurs en Europe, comme le FN en France, il a autant besoin des ressources de la démocratie représentative que de celles fournies par sa subversion.

Parti de professionnels de la politique, ses campagnes électorales de 2015 ont ainsi été un modèle de marketing politique, avec une excellente communication sur Internet, dont on peut penser qu’elle a contribué au rajeunissement de son électorat. Andrzej Duda comme Beata Szydlo n’ont pas été choisis pour diriger le gouvernement (cette tâche revient à Jaroslaw Kaczynski), mais parce qu’ils étaient consensuels et sans aspérité, adaptés au recentrage « attrape-tout » des campagnes électorales. À l’inverse, les atteintes à la démocratie, de la part du PiS, visent davantage à marquer son refus de l’ordre politique et symbolique post-1989 qu’à attaquer le régime démocratique en tant que tel. Il s’agit, pour l’équipe dirigée par Jaroslaw Kaczynski, de maintenir intacte la mobilisation de la frange de l’opinion qui lui est favorable, d’éviter toute « routinisation du charisme ».

Dimanche 10 janvier, Jaroslaw Kaczynski participait ainsi aux rassemblements mensuels commémorant la catastrophe de Smolensk, en annonçant que la vérité allait se faire jour. En accusant le PiS de fascisme, le risque est de le voir, comme c’est le cas actuellement, jouer sur du velours en accusant l’opposition d’hystérie. La suite des événements, le degré d’autoritarisme et de reculs démocratiques que le PiS imprimera à la Pologne, dépendra en grande partie des obstacles qu’il pensera rencontrer pour mener à bien sa « révolution conservatrice » sans risquer de perdre le pouvoir. L’européanisation de la crise est sans doute un processus qui complique la tâche des dirigeants polonais, en les contraignant à la prudence et à un jeu d’alliances incertain avec des gouvernements eurosceptiques (Hongrie, Grande-Bretagne) dont les intérêts divergent de ceux de la Pologne.

En revanche, cette extension de la crise aux arènes européennes constitue aussi une ressource dans les jeux internes et auprès de l’opinion. Le danger, pour le PiS, provient sans doute davantage de la contre-narration que l’opposition polonaise est en train de construire, autour du Comité de défense de démocratie (KOD), créé en novembre dernier. En renouant avec le répertoire d’action des protestations de masses contre le communisme, il détient un potentiel de ressources symboliques en mesure de mettre à mal la prétention du PiS à incarner le « véritable » ethos des luttes passées contre le communisme. Les manifestations nombreuses de ce samedi organisées par le KOD dans plusieurs villes de Pologne le montrent encore. Les agissements autoritaires et revanchards du gouvernement PiS sont avérés mais c’est ainsi à travers la restitution des entrelacs de cultures politiques que la crise actualise qu’on en saisira la logique, davantage qu’à travers de mots fourre-tout.

Frédéric Zalewski enseigne à l’Université de Paris Ouest Nanterre. Il travaille sur la période post-communiste en Pologne.

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