Pologne : « Plusieurs démons du passé se sont réveillés »

Comment une loi en apparence liberticide, interprétée comme interdisant de suggérer l’implication des Polonais dans la Shoah, a pu être votée par l’Assemblée nationale polonaise la veille de la célébration du 73e anniversaire de la libération du camp de la mort d’Auschwitz ? Cette situation ubuesque mérite quelques éclaircissements sur la Pologne, un pays aussi déchiré entre deux conceptions du patriotisme et de son histoire que les Etats-Unis.

De fait, depuis des années, les médias internationaux emploient parfois l’expression : « les camps de la mort/de concentration polonais » (« Polish death camps »). Si nous savons tous que plusieurs camps de la mort situés en Pologne y ont été construits par les Allemands pour anéantir le peuple juif d’Europe, il faut justement s’arrêter sur la formule « peuple juif », ou encore « peuple polonais », alors qu’on ne dit jamais, ou presque, « peuple anglais » ou « peuple français ».

« Peuple », Narod, est une notion qui s’est développée dans le monde slave et dans les Balkans, des régions où l’identité d’un groupe culturel ne coïncidait qu’en partie avec l’identité étatique. Les frontières de l’Europe centrale et orientale ont toujours été en constant mouvement, comme en témoigne en particulier la construction curieuse de l’Empire austro-hongrois.

L’appartenance nationale

Ce terme de Narod ne désigne pas les représentants distincts d’un peuple, mais son esprit et sa continuité historique, quelque chose d’élevé qui dépasse les individualités. Une notion qui semble donc avoir plus de sens pour des conservateurs que pour des libéraux. Notons que le polonais connaît deux termes relatifs à l’appartenance nationale : obywatelstwo (nationalité au sens de citoyenneté) et narodowosc (nationalité au sens de l’appartenance à une communauté, qui, lors de recensements de la population, sert à distinguer les minorités ethniques ou culturelles ; parmi les « narodowosc », on peut cocher entre autres la case « polonaise », « juive » ou encore « roma »).

La loi qui vient d’être votée concerne « la protection de la renommée de la République de Pologne et du peuple polonais ». Son article 55a dit : « Quiconque, de façon publique et contrairement aux faits, attribue au Peuple (Narod) polonais ou à l’Etat polonais la responsabilité ou la coresponsabilité des crimes nazis commis par le IIIe Reich […], ou pour d’autres actions qui constituent des crimes contre la paix, contre l’humanité ou crimes de guerre, ou encore qui diminue de façon grossière la responsabilité des perpétrateurs réels de ces crimes, est passible de sanctions allant jusqu’à trois ans de prison ferme. »

Cette formulation est la source de problèmes. L’expression « camps de concentration polonais », à l’origine de cette législation, n’apparaît nulle part dans le texte, qui est un tissu de non-dits et d’allusions, ouvert à de nombreuses interprétations. Deuxièmement, dans une loi à visée internationale, il est surprenant de voir l’utilisation du terme à la fois romantique et imprécis de « narod » dont la traduction ne peut être que problématique, et qui n’est pas adapté au droit pénal international.

« Un ensemble d’individus »

La loi traduite dans des langues non slaves, où la notion de « peuple » (narod) se comprend comme « un ensemble d’individus », dit, de facto, que le législateur interdit de suggérer la participation des Polonais à la Shoah. La loi peut donc être lue comme interdisant à toute personne (à l’exception des chercheurs et des artistes) d’attribuer aux Polonais un quelconque crime contre le peuple juif. Ce n’était peut-être pas l’intention du législateur mais, étant donné le texte actuel, il est difficile de ne pas retenir cette interprétation.

Enfin, l’intitulé même de la loi est aussi surprenant, car si l’on accepte le principe des lois mémorielles, c’est pour pouvoir défendre la mémoire des disparus. Pourtant, la loi n’insiste pas sur la commémoration, mais sur la protection de la réputation de la Pologne.

Le ministère des affaires étrangères polonais a émis une expertise critiquant le projet de loi ; de même, l’ambassade d’Israël à Varsovie a invité les auteurs du texte à discuter de sa formulation avec l’Institut Yad Vashem à Jérusalem. Ces mises en garde n’ont pas été entendues, et dans le contexte d’une crise de la politique intérieure, due à la publication récente d’informations sur des activités des groupes néonazis marginaux, la décision d’un vote en urgence a été prise. Choix particulièrement maladroit puisqu’il a été acté la veille des commémorations de la Journée internationale des victimes de la Shoah.

En 2014, à Varsovie, un musée très attendu avait ouvert ses portes, le Musée Polin (« Pologne », en yiddish et en hébreu), qui retrace mille ans d’histoire des juifs de Pologne. Ce musée est réellement porteur d’un désir d’une partie des Polonais de redécouvrir l’histoire d’une communauté dont l’absence devient de plus en plus pesante à cause des non-dits des générations précédentes.

Deux ans plus tard, un autre musée a été inauguré, celui des Polonais qui sauvaient les juifs pendant la seconde guerre mondiale. Ce dernier porte le nom de la famille Ulma qui a payé de sa vie son engagement dans l’aide à celles et ceux visés par les décrets nazis. Déclarée Juste parmi les Nations, la famille Ulma est aujourd’hui considérée comme une preuve du fait que les Polonais étaient du bon côté de l’histoire. La mémoire douloureuse de la participation des Polonais à la Shoah, est en effet de plus en plus étouffée par la célébration de celle des Justes polonais.

Réveil ou radicalisation des consciences

Cette participation, inspirée soit par peur, soit par appât du gain, a refait surface à travers des publications, dont le livre Les Voisins, de Jan Tomasz Gross (Fayard, 2002), qui retrace un meurtre de masse perpétré par des Polonais sur leurs voisins juifs. L’essai a sans doute réveillé plusieurs consciences mais en a radicalisé d’autres, qui n’y ont vu qu’une nouvelle tentative de porter atteinte au Narod polonais.

L’antisémitisme classique n’a pas de place dans le discours officiel en Pologne mais la politique mémorielle est uniquement concentrée sur l’héroïsme des Justes polonais et sur la martyrologie polonaise. Mentionner la participation des individus aux crimes accompagnant le projet de l’extermination du peuple juif est devenu pour une partie des Polonais un tabou. Un état de choses relativement nouveau. En 2001, le président Aleksander Kwasniewski avait présenté les excuses en son nom et « au nom de ceux dont la conscience a été bouleversée » pour l’un des crimes majeurs commis par les Polonais contre les Juifs (le pogrom de Jedwabne, 1941).

Certes, le gouvernement actuel n’a pas à être accusé d’actions délibérément antisémites. Bien qu’inacceptable, la nouvelle loi n’est que l’émanation de l’ignorance et le résultat de petits calculs politiques. Toutefois, à la suite des critiques des autorités israéliennes, la réponse polonaise demeure décevante.

Une opinion divisée

Diverses formes diverses de l’antisémitisme se manifestent depuis plusieurs jours, et, là encore, les réactions des autorités ne sont pas à la hauteur. Notons par ailleurs que l’opinion est divisée. Seuls 36 % des Polonais voulaient que la loi soit signée, malgré la critique étrangère (39 % sont contre la signature, 14 % n’ont pas d’opinion, et 11 % n’ont pas entendu parler de la question).

Signe que plusieurs démons du passé se sont réveillés, une partie du travail formidable effectué en Pologne autour de l’héritage juif est défait, comme en témoigne la pétition lancée par des milieux « patriotiques » pour destituer de ses fonctions Piotr Cywiński, directeur du Musée Auschwitz, accusé de porter atteinte « à la mémoire historique polonaise ». M. Cywiński a fait pourtant plus pour la Pologne depuis 1989 que tout le corps diplomatique.

Certains médias suggérant l’existence d’une volonté – juive ? – voulant nuire à la Pologne ne font que rappeler les événements tragiques de mars 1968, où environ treize mille juifs polonais avaient été contraints de quitter le pays après une campagne dite « antisioniste » du gouvernement prosoviétique. Libres depuis près de trente ans, les Polonais ne peuvent plus dire que ce sont les occupants nazis ou soviétiques qui provoquent les actuels propos antisémites.

Par Anna Zielinska, philosophe, université de Lorraine.

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