«Post-démocratie», un concept qui traduit le malaise citoyen

La démocratie continuerait-elle sans nous ? En Europe, le bras de fer entre le gouvernement grec et la troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international) a crûment mis en scène le fossé séparant désormais les citoyens des institutions non élues mais en mesure de peser sur leur quotidien. En France, l’état d’urgence, par principe exceptionnel, se prolonge. Et alors qu’une pétition a réuni plus de 1 million de signatures contre la réforme du code du travail, les élections, elles, sont délaissées : tout se passe comme si l’abstention venait sanctionner des institutions représentatives auxquelles on ne croit plus, et contribuait encore à les délégitimer.

Nous serions entrés dans l’ère de la «post-démocratie», comme l’analysent l’historienne Sophie Wahnich - dans sa chronique (1) -, le politologue turc Ahmet Insel (sur France Culture, à propos de la Turquie de Recep Tayyip Erdogan) ou encore la philosophe belge Chantal Mouffe (dans le journal en ligne Reporterre).

C’est le politologue britannique Colin Crouch qui a formalisé et qui a popularisé l’expression dans son livre Post-démocratie, paru en 2004, et traduit en français en 2013 (aux éditions Diaphanes). Il entendait désigner un nouveau stade de la démocratie, celui de l’ère capitaliste et globalisée. Derrière leur apparence démocratique - les élections ont bien lieu, la liberté d’expression et le pluralisme sont assurés, les partis politiques existent encore - nos sociétés ne donneraient plus aux citoyens la place qui leur revient. Les décisions sont prises ailleurs, par d’autres : au sein des lobbys, dans les grandes entreprises dont le lien avec les élites politiques s’est resserré ou dans les institutions supranationales comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

«La pensée de Colin Crouch est celle d’un déclin. Il est nostalgique d’un "âge d’or" que représenterait la démocratie plus sociale de l’après-guerre. Mais peut-on vraiment parler d’âge d’or quand les femmes avaient tout juste le droit de vote et que les habitants de tant de pays colonisés n’avaient pas voix au chapitre ?» note Yves Sintomer, professeur de sciences politiques à Paris-VIII. Reste que l’idée d’une confiscation progressive de la démocratie réelle est pertinente pour analyser notre système politique, selon Yves Sintomer : «La centralité de l’élection est aujourd’hui concurrencée par d’autres espaces qui prennent leurs décisions à porte close», comme les agences de notation ou les instances d’autorisations de mise sur le marché, dont le rôle n’a cessé de grossir avec le développement des techno-sciences.

Si le mot «post-démocratie» naît au milieu des années 2000, c’est que les démocrates d’alors se divisent. Certains estiment qu’il est bon que les experts éclairent et allègent le travail des institutions démocratiques, d’autres déchantent : la grande victoire de la démocratie libérale, promise après la chute du bloc soviétique, n’a peut-être pas tout résolu. «La modernité a annihilé les grands récits et nous a fait basculer dans la post-modernité. La victoire, concomitante, de la démocratie ne débouche-t-elle pas sur la post-démocratie ? s’interroge Ahmet Insel, économiste et politologue de l’université de Galatasaray, en Turquie. Le néolibéralisme a dépassionné les débats politiques : "There is no alternative", assurait Margaret Thatcher.»

Sans surprise, en France, c’est l’Union européenne qui est régulièrement accusée d’être l’institution post-démocratique par excellence. Le référendum de 2005 sur la Constitution en serait le grand révélateur. «Alors qu’un moment de grande qualité démocratique avait eu lieu sur de multiples scènes et à travers de multiples lectures, le vote des citoyens a été récusé», condamne Sophie Wahnich. Pour Fabien Escalona, enseignant à Sciences-Po Grenoble, Jean-Claude Juncker est même «l’incarnation presque chimiquement pure de la "post-démocratie" européenne». Elu président de la Commission européenne «après avoir été préalablement sélectionné dans des négociations de coulisses totalement déconnectées de toute influence populaire», écrit le politologue dans Slate, Jean-Claude Juncker n’a pas hésité, l’an passé, à mettre en garde la Grèce contre tout «mauvais résultat» aux élections… Les experts savent mieux que le peuple ce qui est bon pour lui.

Colin Crouch déployait son concept de post-démocratie pour analyser les pays occidentaux et les politiques libérales anglo-saxonnes. Ahmet Insel l’étend à d’autres hémisphères (2). «A côté de la post-démocratie technocratique a émergé une post-démocratie autoritariste comme celle de Chávez au Venezuela, d’Orbán en Hongrie ou d’Erdogan en Turquie : ce sont des dirigeants élus et bien élus, mais une fois l’élection passée, ils considèrent que le peuple ne fait qu’un avec eux, qu’il les habite. L’ennemi, pour eux, c’est la séparation des pouvoirs. A l’autoritarisme soft des technocrates répond l’autoritarisme plus sanglant d’un Erdogan.» Deux versions de la post-démocratie qui s’accommodent des structures de la vieille démocratie libérale, mais les vident de leur substance.

Sonya Faure


(1) «Une postdémocratie aux airs de prérévolutions», Libération du 17 février.

(2) «La Postdémocratie. Entre gouvernance et caudillisme», dans la Revue du Mauss, numéro 26, 2005.

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