Après 46 ans de régime communiste, le départ des troupes soviétiques de la Hongrie fut perçu comme une libération, d’autant plus que le drame de la répression de la révolution anticommuniste en 1956 n’avait jamais été oublié.
La Hongrie se félicitait de retrouver une liberté dont elle avait été privée. On y envisageait avec bonheur d’adopter le libéralisme économique et la démocratie, et s’y félicitait de la séparation prochaine des branches législatives et exécutives du gouvernement.
Or, l’autoritarisme « illibéral » représenté aujourd’hui par le premier ministre, Viktor Orbán, est de retour. Comment expliquer ce revirement ?
L’illibéralisme en poupe
La Hongrie a intégré l’OTAN en 1999, l’Union européenne en 2003 et a ratifié la nouvelle Constitution européenne au traité de Lisbonne. Pour rejoindre la zone euro, son gouvernement a réduit sa bureaucratie ainsi que les subsides de nombreux produits de consommation.
Or, l’ouverture de la Hongrie à l’économie de marché n’a pas eu les retombées espérées pour la majorité de la population. Depuis 1997, le parti centre droit a pris de l’importance. Les élections de 2010 ont donné une majorité absolue à la droite avec à sa tête le président Viktor Orbán.
Quels sont les thèmes que martèle la droite hongroise ? Sur le plan économique, la dérégulation et la privatisation auraient affaibli l’État, qui serait moins en mesure de distribuer la richesse. Sur le plan politique, les piliers de l’État libéral que sont la démocratie et les droits de la personne sont remis en cause.
Rétrospectivement, il semble bien que la vision optimiste de la Hongrie libérée de l’étau soviétique ait mésestimé les difficultés qui accompagneraient la transition abrupte de la culture économique et politique.
Aux yeux de la droite hongroise, l’État de droit impose une rationalité qui fait fi des traditions locales. La perte des traditions — religieuses ou autres — et de la liberté de manœuvre nationale au nom de la cohésion sociale crée un malaise. Plus encore, le libéralisme est perçu comme la décadence civilisationnelle de l’Occident, tout comme la relaxation des mœurs, l’homosexualité et la perte du cachet chrétien historique.
À ses débuts, il était possible de déceler des relents antisémites à peine voilés des discours du premier ministre Viktor Orbán. Cette attitude a été complètement abandonnée par la suite, et Orbán a reconnu le passé difficile de la Hongrie à cet égard.
Viktor Orbán vante fièrement sa démocratie illibérale, voulant se libérer des débats démocratiques et s’éloigner du multiculturalisme prôné par les libéraux européens. Bien que non pratiquant, il prône les valeurs traditionnelles chrétiennes et invoque dans ses discours la démocratie chrétienne.
Une série de mesures illibérales ont été adoptées : la loi du 1er janvier 2011 prévoit de lourdes sanctions contre les journalistes dont les articles ne seraient pas « équilibrés ». Le droit de l’avortement est remis en cause et l’hostilité envers les LGBT est manifeste.
Les compétences et le pouvoir de la Cour constitutionnelle sont limités. L’université parrainée par l’homme d’affaires d’origine hongroise George Soros est attaquée pour son libéralisme progressiste.
Vagues d’immigration
Au fil des ans, l’Union européenne (UE) s’est transformée, pour passer de la coopération et la consultation à une entité législative […]. La Charte des droits de la personne a été adoptée en 2009 au traité de Lisbonne, garantissant la liberté de parole et d’association, qui devrait être protégée par le système judiciaire. Ces droits ont évolué pour inclure le droit aux soins médicaux et la liberté de choisir sa profession.
La liberté de manœuvre nationale hongroise réduite au sein de l’Union européenne a suscité bien des mécontentements. Le désaccord finit par éclater au grand jour sur de nombreux dossiers, et notamment celui de l’immigration.
Le nombre de demandeurs d’asile en Hongrie est passé de moins de 5000 personnes en 2012 à plus de 175 000 personnes en 2015. À partir de 2015, l’afflux des nouveaux immigrants fuyant l’enfer syrien devint très important, incluant en son sein d’autres populations qui immigrent en vue d’améliorer leur niveau de vie.
Les imprécations du président turc Erdogan incitant les musulmans à reconquérir l’Europe et sa volonté à peine cachée d’embrigader de jeunes émigrés turcs ne tombent pas dans les oreilles de sourds, car la Hongrie n’a pas oublié les atrocités ottomanes de son passé. L’érection d’une clôture à la frontière sud du pays témoigne du refus ostensible du pouvoir hongrois de collaborer à la politique de l’UE en matière d’immigration.
Une lutte se perpétue en Hongrie même entre libéraux et conservateurs. Pour la première fois, l’opposition va faire front commun pour contrer Viktor Orbán aux prochaines élections législatives de 2022.
Pour les conservateurs, la démocratie et la mouvance libérale et progressiste sont vues comme une arme à double tranchant. Elles peuvent être utilisées à mauvais escient s’il n’y a pas de consensus collectif de l’ensemble du tissu social relativement aux valeurs qu’elle incarne.
Le système libéral reposerait sur la responsabilité individuelle, laquelle ne serait pas assumée par tous les segments de la population. Aussi l’immigration massive est-elle perçue comme coûteuse, mais aussi dangereuse, notamment du fait qu’au sein de nombreuses populations musulmanes immigrées en Europe, l’adaptation et l’intégration sociale laissent à désirer.
Toujours est-il qu’en 2018, l’Union européenne a enclenché une procédure contre la Hongrie relative au non-respect de ses valeurs fondamentales.
Postnationalisme
La Hongrie n’est pas le seul pays qui se replie sur le conservatisme. La Pologne est allée bien plus loin en instaurant une Chambre disciplinaire des magistrats. Celle-ci a été suspendue en raison de menaces de sanctions de l’UE. En outre, la Pologne prévoit de construire une clôture « antimigrants » à sa frontière avec la Biélorussie.
De façon générale, dans le contexte de l’Union européenne, l’autonomie nationale passe en second plan. Cela a été un des arguments invoqués par les partisans du Brexit. Il n’en demeure pas moins que de nombreux partis politiques européens conservateurs ne sont pas indifférents à l’argumentaire de la droite hongroise.
Un parallèle — mais non pas une similarité — peut être fait avec le Canada. Le premier ministre libéral, Justin Trudeau, a déclaré que le Canada est un État postnational ouvert au multiculturalisme. Cependant, le Québec, qui a un statut de nation au sein de la Confédération canadienne, s’est prévalu de la disposition de dérogation par rapport à la Constitution canadienne, et la tension entre l’État fédéral et provincial se manifeste sporadiquement.
L’équilibre entre postnationalisme et rétronationalisme est encore inconstant.
David Bensoussan, Professeur de sciences à l’Université du Québec