Pour en finir avec le mythe des « représailles » jihadistes

On entend et on lit encore trop souvent que les tueurs de Daech, le bien mal-nommé « Etat islamique », agiraient en « représailles » après les actions militaires menées contre leur organisation. Il est vrai que les assassins du Bataclan, tout comme les organes de Daech, ont mis en avant ces justifications mensongères. Cela prouve juste qu’une structure totalitaire mène une guerre totale, qui inclut la déstabilisation de l’ennemi par la propagande. Cette arme de la propagande n’en est qu’une parmi d’autres d’un combat sans merci.

Le risque est réel, en relayant plus ou moins volontairement les thèses djihadistes, de perdre le sens de l’épreuve de force en cours. Or cette bataille du sens est essentielle, car l’horreur terroriste vise précisément à suspendre notre capacité de raisonnement et d’interprétation. La sidération engendrée par une violence extrême et théâtralisée ne peut qu’alimenter les ferments de guerre civile dans les sociétés ciblées par Daech. Je m’étais permis de le rappeler au lendemain des massacres du 13 novembre 2015.

REVENIR À LA CHRONOLOGIE

Il suffit de revenir à la chronologie pour démonter le mythe des « représailles » djihadistes. Quatre journalistes français ont été pris en otages en Syrie de juin 2013 à avril 2014 par Daech, qui n’a pourtant jamais revendiqué officiellement cet acte de guerre, tant les prétextes lui auraient manqué pour en faire porter la responsabilité à la France. Parmi les geôliers, pour ne pas dire les tortionnaires de ces ressortissants français, trois ont été identifiés : les Français Mehdi Nemmouche et Salim Benghalem, ainsi que le Belge Najim Laachraoui.

Tous les trois ont rallié la mouvance jihadiste, puis Daech, des années avant que la France s’engage dans la coalition anti-Daech, d’abord en Irak, ensuite en Syrie. Benghalem a suivi une formation terroriste dans un camp d’Al-Qaida au Yémen dès l’été 2011, en compagnie des frères Kouachi, les auteurs de la tuerie de Charlie Hebdo. Nemmouche est responsable de la mort de quatre personnes dans l’attaque du Musée juif de Bruxelles en mai 2014. Il a été interpellé peu après à Marseille avec un arsenal sans doute destiné à perpétrer un autre carnage.

Il n’est pas inutile de souligner que les premières frappes de l’armée française contre Daech en Irak remontent à septembre 2014, soit plusieurs mois après les attentats de Nemmouche, et qu’il faut attendre septembre 2015 pour que ces frappes soient étendues à la Syrie, dans le cadre de l’opération Chammal. Quant à la Belgique, elle a participé à la coalition anti-Daech en Irak d’octobre 2014 à juin 2015. Ce n’est qu’après les attentats du 22 mars 2016 à Bruxelles qu’elle a envisagé de reprendre cette participation et d’en étudier une éventuelle extension à la Syrie.

FABLE FUNESTE

Najim Laachraoui est l’un des deux kamikazes qui ont ensanglanté l’aéroport de Bruxelles en mars dernier. Il avait rejoint Daech dès février 2013 sous le nom de guerre d’Abou Idriss al-Belgiki (Abou Idriss le Belge). Il semblait occuper déjà une position d’autorité à l’égard des autres geôliers des otages français, de l’été 2013 au printemps 2014. Il a activement collaboré à la préparation des attentats de Paris, en novembre 2015. Comment dès lors renverser l’ordre des faits et leur chronologie, au point de prétendre que les djihadistes ont agi en « représailles » ?

Succomber à cette illusion, c’est non seulement se condamner à ne pas comprendre la campagne mondialisée lancée par Daech depuis de longs mois, de San Bernardino à Jakarta, en passant par Paris, Bruxelles, Tunis ou Beyrouth. C’est aussi accréditer la fable funeste d’un Daech prêt à nous épargner si nous le laissons opprimer en paix les millions de personnes, dans leur écrasante majorité arabes et musulmanes, qui survivent sous le joug djihadiste. Nemmouche et Laachraoui hier, Benghalem à ce jour, ne sont en Syrie que des occupants venus d’un pays étranger pour soumettre et humilier la population locale.

Oussama Ben Laden avait déjà ouvert la voie au renversement politico-médiatique des responsabilités lors des attentats du 11 septembre 2001 à New York et Washington. Il s’était bien gardé de les revendiquer afin de se poser en victime d’une agression américaine. Il avait en revanche pré-enregistré pour la chaîne satellitaire Al-Jazira sa déclaration la plus fameuse, vouée à être diffusée dans la foulée des premières frappes des Etats-Unis sur l’Afghanistan, le 7 octobre 2001.

DÉSORGANISER LA STRUCTURE TERRORISTE

Ben Laden réussissait ainsi le tour de force de s’inviter dans des centaines de millions de foyers et de se travestir en « résistant », tenant tête à une offensive occidentale. La manœuvre n’est pas fondamentalement différente dans le cas de Daech et elle a pu se développer, là encore, malgré une chronologie des faits qui la contredit sans appel. Une quinzaine d’années de violence djihadiste auraient dû pourtant nous apprendre discernement et prudence envers les manipulations d’Al-Qaida, puis de Daech. Mais la diffusion des théories du complot les plus nauséabondes n’a pas élevé le débat public sur ces questions.

On ne le répétera donc jamais assez : non, les djihadistes n’agissent pas en « représailles » ; oui, maintenant qu’ils nous ont frappés de manière aussi terrible, il faut les frapper et les frapper encore, non pas en « représailles », mais pour désorganiser la structure terroriste et éviter qu’elle ne perpètre de nouveaux massacres. Ces frappes en elles-mêmes n’atteindront cependant leur objectif qu’avec le soutien à terre et sur place de forces arabes et musulmanes, partout en première ligne face à Daech.

Jean-Pierre Filiu est professeur des universités en histoire du Moyen-Orient contemporain à Sciences Po (Paris). Il a aussi été professeur invité dans les universités de Columbia (New York) et de Georgetown (Washington).

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