Par Yves Bur, député UMP du Bas-Rhin et vice-président de l'Assemblée nationale et Andreas Schockenhoff, député du Bade-Wurtemberg au Bundestag et vice-président du groupe parlementaire CDU-CSU (LE MONDE, 25/03/06):
Le processus d'unification européenne est entré dans une phase très critique. On en veut pour preuve l'échec des référendums sur la Constitution européenne en France et aux Pays-Bas, la dégringolade dans les sondages de l'assentiment de la population à l'égard de l'Union européenne et de son élargissement à dix nouveaux pays. Et des réserves croissantes sont émises contre l'adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie. Pour pouvoir surmonter cette crise, l'UE doit expliquer comment et vers où elle entend poursuivre son développement et où se situent ses frontières. C'est bien la question de la capacité d'absorption de l'UE qui est posée.
Alors que trois des critères décidés au sommet de Copenhague du 21 juin 1993 quant à la capacité d'adhésion des futurs membres ont été détaillés depuis lors dans les 80 000 pages environ de l'acquis communautaire, il n'y a jusqu'à présent que trois phrases au sujet du quatrième critère de Copenhague, celui de la capacité d'absorption de l'Union européenne. Celle-ci doit être en mesure de pouvoir absorber l'adhésion de nouveaux membres tout en "maintenant la dynamique de l'intégration européenne". En outre, "il faut que l'élargissement renforce le processus d'intégration constante, et tout effort doit être entrepris pour consolider la cohésion et l'efficacité de l'Union".
Le mot d'ordre est clair : il ne saurait y avoir de retour en arrière de l'UE, par exemple dans la direction d'une zone de libre-échange améliorée. De même, l'état actuel de l'intégration doit non seulement être maintenu, mais il faut en outre parfaire la cohésion, l'efficacité et la capacité d'action, et approfondir le processus d'intégration. Comment ces objectifs peuvent-ils être atteints en vue des prochains élargissements après la Bulgarie et la Roumanie ? C'est ce qu'il faut définir maintenant avec précision, dans le cadre d'un large débat public, si l'on ne veut pas que la notion de capacité d'absorption reste une coquille vide.
1. Les citoyens européens doivent avoir le sentiment que l'Union est capable de résoudre les problèmes urgents, c'est-à-dire de créer des emplois, d'impulser davantage la force et la modernité de l'économie pour faire face à la mondialisation, de réussir dans la lutte contre le terrorisme et le crime international et de mieux affronter les problèmes environnementaux et énergétiques. L'approbation à l'égard de l'Europe s'accroîtra bien davantage si les citoyens font l'expérience de ce que l'UE est mieux à même que ses Etats membres de relever les défis transnationaux ou mondiaux, comme dans le cas de la grippe aviaire, avec une approche unique au niveau européen pour lutter contre l'épidémie.
Les objectifs contenus dans la stratégie de Lisbonne sont et restent les bons : des marchés du travail flexibles, la poursuite de l'ouverture du marché intérieur, le soutien renforcé à la recherche, une amélioration constante des qualifications professionnelles. L'Union européenne et ses Etats membres n'ont donc qu'une chose à faire : réaliser ces objectifs !
2. Dans une Union européenne de plus en plus grande, il est nécessaire de renforcer le sentiment d'appartenance. Pour cela, il faut respecter strictement et promouvoir les valeurs et les normes qui sont la base de l'UE et répondre à cette question : comment admettre la diversité, les différences sociales et culturelles tout en renforçant la cohésion de l'Union ?
3. Pour que les citoyens acceptent l'UE, il faut aussi parler clairement de ses frontières. La décision d'ouvrir les négociations d'adhésion avec la Turquie a nettement renforcé la crainte d'avoir une Union européenne qui ne connaîtrait plus de limites. "L'Union est ouverte à tous les Etats européens qui respectent ses valeurs et qui s'engagent à les promouvoir en commun" : cette perspective formulée dans le traité constitutionnel non encore ratifié reste fondamentalement intacte, mais il faudra examiner au cas par cas si, et jusqu'où, l'UE peut faire face à l'adhésion d'autres Etats européens.
La notion de "frontières" suppose la définition précise de ce qui peut et doit être fait par l'UE, mais aussi de ce qui ne doit pas être fait par elle.
4. Une communauté encore agrandie doit rester capable de prendre rapidement les décisions indispensables en rapport avec la situation. L'amélioration, urgente et nécessaire, de la capacité institutionnelle d'action de l'UE devait, à l'origine, entrer en vigueur parallèlement à l'élargissement aux dix nouveaux Etats membres. La capacité institutionnelle d'absorption part donc du principe que le traité constitutionnel doit entrer en vigueur avant que l'UE ne s'élargisse au-delà de la Bulgarie et de la Roumanie. Si cela ne devait toujours pas être le cas lorsque la Croatie sera prête à l'adhésion, ce qui est prévu pour dans trois ou quatre ans, l'Union sera devant un problème existentiel qui pourrait à nouveau remettre fondamentalement son avenir en question.
La gouvernabilité implique aussi que les gouvernements respectent avec cohérence les décisions essentielles qu'ils prennent.
5. Le budget de l'Union doit être davantage orienté vers le futur, sur le relèvement des défis croissants de la mondialisation, mais il doit aussi tenir compte du principe de solidarité avec les Etats membres les plus fragiles. Dans cette optique, la vérification, prévue pour 2008-2009, du budget européen adopté à la fin de l'année 2005 devrait contribuer à améliorer la capacité d'absorption de l'UE.
6. Si l'Union veut être une "communauté de destin et de responsabilité", les élargissements doivent alors être entrepris de manière à ce que l'Europe reste un havre de stabilité. Dans cet esprit, l'adhésion des Etats des Balkans occidentaux est de l'intérêt de notre sécurité. Si ces Etats, stimulés par cette perspective, surmontent leurs conflits internes et externes de sorte que les forces armées de l'OTAN et de l'UE puissent quitter complètement leur territoire et s'ils remplissent scrupuleusement tous les critères d'adhésion, y compris en matière de lutte contre le crime organisé, le gain en sécurité pour les Etats membres actuels sera considérable. Par contre, si, par l'élargissement à la Turquie, l'UE doit devenir le voisin direct de l'Iran, de la Syrie et de l'Irak, cela soulèvera de sérieuses questions quant à notre sécurité intérieure et extérieure. Une réponse claire et consensuelle doit être donnée à ces questions, avant un tel élargissement.
La clarification de la question de la capacité d'absorption n'est pas une stratégie de défense contre de nouvelles adhésions. Elle est une stratégie qui vise un niveau d'acceptation plus élevé de la part des citoyens européens, et qui, par voie de conséquence, permet une meilleure capacité d'action comme une plus grande compétitivité à l'échelle mondiale. Elle est une stratégie pour favoriser la capacité d'élargissement de l'UE.