Pour éviter le choc des cultures, quel universel ?

Le relativisme culturel, il est vrai, ruine l'idéal d'un Universel Humain. A ce sujet, on peut se demander si Edgar Morin, malgré ses vœux universalistes, ne cède pas à un relativisme inconscient. C'est le même relativisme, c'est-à-dire la coutume, qui justifiait l'esclavage dans l'antiquité greco-latine. On ne peut donc plus se fier au relatif ; l'Universel sera de l'ordre de l'absolu (du "catégorique", dirait Kant), ou ne sera pas.

Or, qu'est-ce qu'une culture ? Toute culture s'identifie par la différence (la tome de Savoie, le Bleu de Bresse, mais la tauromachie, la polygamie, et bien sûr l'art, la religion, les manières de table, etc.). Par définition, ces "régionalismes" culturels sont "jaloux" de leur identité, donc de leur différence avec les autres. S'agissant de culture, ce qui fait l'identité c'est la différence. La question se pose alors de savoir comment se fera la rencontre entre ces différences. C'est cela que Morin ne dit pas. La "symbiose" (en grec : vivre avec) qu'il appelle de ses vœux doit absolument évoquer les modalités de cette nécessaire rencontre si l'on veut éviter qu'elle soit un "choc". On sait trop que l'échange culturel se résume souvent à une "aspiration" (dans les deux sens du mot : pompage par l'un, envie pour l'autre), ou à une absorption culturelle.

La solution, Morin le sait, c'est qu'une instance – au-dessus de ces différences – fasse loi. L'interculturalité passera par une voix, et une voie, univoque : c'est l'Universel. Or il est à craindre que l'universel dont parle Morin ne soit, ne reste, d'inspiration "régionaliste" ; il est à craindre que l'absolu ne se détermine encore par des choix relatifs ; philosophiquement, que le rationnel ne soit encore guidé par l'empirique. L'universel, dit l'auteur, sera une addition de ce que chaque culture a "de meilleur". Qui sera juge d'un tel découpage ? Morceler des cultures en séparant le bon grain et l'ivraie, on peut douter qu'un tel désossage de l'empirique permette l'accès à l'universel. N'y a-t-il pas là encore un appel au relatif, au contingent, pour juger de l'universel ?

En effet, le culturel c'est le pathos, plaisir et déplaisir, et donc le divers ; l'universel, c'est l'opposé : c'est l'UN, l'indivis. Le culturel, c'est le concret ; l'universel, l'abstrait. Ce n'est pas en empilant des empirismes "jugés meilleurs" que d'autres qu'on découvrira l'universel, et qu'on lui octroiera légitimité. C'est le contraire. L'universel, c'est précisément ce que tous peuvent admettre quand tous ont abandonné ce qu'ils pensent être "le meilleur", c'est-à-dire leur immersion dans la relativité d'une culture. S'il est vrai que l'Homme est un "animal métaphysique", c'est en oubliant son origine physique et animale qu'il accèdera à l'universel. Or, la Raison est bien cette dimension métaphysique que nous avons tous en partage ("la chose du monde la mieux partagée"), seule elle nous est commune à tous, sans n'appartenir à personne. Ce n'est pas en sommant des morceaux de culture, mais en les oubliant, que nous parlerons d'une voix homogène.

Alors la Raison cesse d'être occidentalo-centriste ou orientalo-centriste ; elle est Universelle parce que débarrassée de tout enjeu régionaliste. Ce n'est pas l'émotion qui doit nous dicter l'abolition de l'excision des petites filles, mais le concept (rationnel, lui) de non-atteinte à l'intégrité physique de l'homme, posé comme un principe irréfragable. Ce n'est pas la "curiosité locale", ou le divertissement folklorique qui doit susciter l'universel et faire loi, mais c'est l'universel qui doit juger du folklore et de sa légitimité. Rousseau a suffisamment expliqué que fait ne vaut pas droit, mais le contraire. Les Droits de l'Homme sont justes parce qu'ils sont une Idée avant d'être une Réalité ; la réalité est toujours historique et changeante (quelqu'en soient les domaines, on l'appelle la "mode"), l'Idée est pérenne sinon éternelle. Et c'est parce qu'ils sont une Idée qu'ils peuvent prétendre à l'Universel. On reproche souvent aux Droits de l'Homme d'être un "idéal", d'être mal appliqués, mais c'est là leur reprocher d'être justes ! Je dirais même que la vocation d'un "idéal", c'est de le rester. Ce qui fait "l'unité humaine" dont parle Morin, ce n'est donc pas la "diversité des cultures", c'est l'Unité humaine. La tentative, la tentation, de définir l'universel par la " compilation du meilleur " paraît donc contradictoire, voire un aventureux bricolage.

Toute solution autre que métaphysique ne sera jamais que l'expression d'une force culturelle (ou son sophisme) s'imposant à une fragilité culturelle, avec les annexions (par armes, ou par culte) que l'histoire a connues. Le respect des cultures entre elles ne passe pas par un angélisme de bon aloi (qui se résumera toujours à un éthnocentrisme) ; il exige une réflexion philosophique, et plus seulement ethnologique.

Par Hervé Rigot-Muller, professeur de philosophie, écrivain.

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