Pour éviter le désastre, le Soudan doit repartir de zéro

Pour tous ceux qui ont suivi les événements survenus au Soudan ces neuf derniers mois, une question, cruciale, demeure : y a-t-il une chance que la révolution se conclue par l’instauration d’une démocratie stable et durable ? Dans toute la région, les soulèvements populaires se sont heurtés à des répressions sanglantes qui ont conduit à la restauration de régimes autoritaires et anéanti tout espoir de réforme. Nous avons tous été témoins de l’enlisement tragique des conflits en Libye, au Yémen et en Syrie. Tandis qu’en Egypte la junte militaire, plus cruelle que l’ancienne, a réduit à néant tous espoirs de voir s’imposer dans un avenir proche un gouvernement véritablement représentatif.

Il est aisé de généraliser, toutefois, il faut replacer chaque situation dans son contexte. Le Soudan, par exemple, n’est pas l’Egypte, son plus proche voisin dont il fut autrefois le vassal. Rappelons d’abord que nous sortons tout juste de trente ans de régime militaro-islamique. Politiquement, du moins, l’islam ne représente pas tant une menace qu’une force du passé qui a échoué à unifier le pays lors de cette période. Source de divisions, ayant à la fois supprimé la diversité et entravé l’égalité, elle est à l’origine du conflit armé qui a embrasé le Darfour, à l’ouest, et les régions du Nil Bleuet du Kordofan, à l’est et au centre du pays. Quant au sud, l’islamisme a transformé la guerre civile en un djihad qui rendait inévitable la sécession en 2011.

Au temps du régime d’Omar Al-Bachir [président de 1989 à 2019], l’opposition fut sévèrement réprimée : des politiques et des journalistes, parmi lesquels mon père, ont été contraints à l’exil ou jetés en prison. Ceux qui ont survécu à cette purge violente se sont installés dans une relation pragmatique avec la junte militaire. Le parti au pouvoir récompensant la loyauté par des contrats qui, notamment lors du boom pétrolier, ont été particulièrement lucratifs pour un petit groupe de privilégiés. La paralysie qui a frappé toute l’économie (à l’exception du domaine militaire, qui a absorbé 70 % des dépenses du gouvernement) a également touché le développement politique du pays.

J’ai grandi dans les années 1970, inconscient des complexités qui traversaient mon pays. Nous menions alors une vie tranquille, bien que modeste, dans une capitale paisible, à l’écart de la guerre qui déchirait le Sud à quelques centaines de kilomètres. Avec le temps, ce qui nous semblait très éloigné a fini par se rapprocher. Khartoum est devenue le refuge de populations venues des quatre coins du pays, qui ont apporté avec elles leurs coutumes, leurs langues, de nouvelles traditions culinaires et, dans certains cas, des armes. Les dirigeants gouvernaient alors le pays comme s’il était une lointaine colonie, cela est désormais impossible.

Ceux qui cherchent aujourd’hui à le reconstruire semblent l’avoir compris. En témoigne la « déclaration constitutionnelle » signée, le 17 août, entre la coalition des Forces de la liberté et du changement (FFC) et le conseil militaire de transition. Quelle qu’en soit l’issue, ce projet, qui vise à réorganiser le pays, est indéniablement positif. Le nouveau gouvernement, formé par Abdallah Hamdok, économiste chevronné, marque le retour à un paysage politique plus diversifié. Longtemps, la politique soudanaise a souffert d’un manque de représentativité, en particulier aux postes-clés du pouvoir, où les habitants des provinces régionales étaient tout simplement absents.

La distance, à la fois physique et culturelle, entre la capitale et la périphérie a toujours été source de déséquilibre, nourrissant du ressentiment de part et d’autre. Al-Bachir n’a eu de cesse d’ailleurs de s’appuyer sur ces divisions afin de maintenir son pouvoir, soit en armant des milices comme au Darfour, soit en dressant les différentes branches des forces de sécurité les unes contre les autres. Ironie du sort : il se pourrait bien que cette stratégie ait, in fine, servi à rassembler le pays.

S’attaquer aux inégalités

L’unité est la clé du succès de la révolution. Les préjugés et les barrières de classe, de race et de genre doivent tous être renversés pour se substituer au principe de citoyenneté. La question de l’inégalité, qui a été le véritable moteur de la révolution, doit être désormais affrontée en profondeur, au niveau institutionnel, et se traduire par de profonds changements et une véritable inclusion.

Plusieurs signes encourageants suggèrent déjà que la question de la diversité commence à être prise au sérieux. L’entrée au gouvernement de quatre femmes, dont Asma Mohamed Abdallah au poste de ministre des affaires étrangères, mais également la nomination au Conseil souverain [instance à majorité civile, mais dirigée par un militaire, qui doit superviser la transition] de deux femmes, notamment une chrétienne (copte), Raja Nicolas Abdel Massih, ont envoyé un signal clair. De même, les négociations engagées avec les factions armées de l’Ouest soudanais, du Nil Bleu et du Kordofan, essentielles à la stabilité du pays, inenvisageables sous le régime précédent.

Le risque d’échec reste cependant élevé. Les obstacles auxquels le Soudan doit faire face sont considérables. A commencer par une situation économique catastrophique. Après trente ans de stagnation et d’inertie, le pays semble marcher tel un zombie vers le désastre. L’argent facile qui afflua pendant plus d’une dizaine d’années après le boom pétrolier s’est asséché avec la sécession du Soudan du Sud en 2011, qui a privé le pays de plus de 75 % de ses gisements de pétrole.

L’eau demeure sans doute la plus grande ressource du Soudan – sa valeur et son importance stratégique étant vouées à croître dans les années à venir. Or cette ressource a également été compromise par la vente de larges bandes de terre le long du Nil à plusieurs compagnies liées à la région du golfe Persique, au Liban, au Pakistan ou encore à la Malaisie. Les seules personnes qui semblent ne pas en profiter sont précisément les Soudanais. Il pourrait toutefois en être autrement.

Souvenons-nous, dans les années 1960, le Soudan a été l’un des plus grands producteurs au monde de coton à fibres longues. Le fameux « Projet Gezira » [mis en place dans cette région bordée par le Nil pour le doter de l’un des systèmes de canaux les plus importants au monde] est tombé en décrépitude, par négligence et mauvaise gestion, mais il est encore possible d’imaginer un pays où les ressources naturelles profitent à tous et non à quelques-uns, où le tourisme se développe. Un pays qui deviendrait, finalement, ce que l’on nous enseignait enfants : le grenier de l’Afrique et du Moyen-Orient.

Rien de cela n’est impossible. La levée des sanctions commerciales américaines en 2017 a été un premier pas. Même si la monnaie a continué de chuter, conduisant à une hausse des prix des biens de première nécessité. Et qu’en arrière-plan s’agitent toujours les proches d’Al-Bachir. Le pays a connu ces derniers mois au moins quatre tentatives de coups d’Etat, menées apparemment par les tenants de la ligne dure de l’ancien régime, faisant planer la menace d’une intervention armée.

Bien sûr, certains voudraient voir cette révolution échouer, pour assurer le retour au modèle militaro-islamiste. Les Saoudiens et les Emirats œuvrent en coulisses avec leurs milliards. Mais d’autres acteurs, comme la Chine et la Russie, sont très présents.

Une histoire faite de coups d’Etat

La démocratie a une longue histoire au Soudan. Le premier gouvernement multipartite a été formé en 1956 [année de l’indépendance du pays]. Depuis lors, de multiples efforts ont été déployés pour tenter de trouver un cadre politique adéquat, chaque fois brisés par les militaires. Petit garçon, je me souviens d’avoir été réveillé par des coups de feu au loin, avant d’apprendre, peu après, que l’école avait été fermée en raison d’un nouveau coup d’Etat. C’était chose courante. Cependant, aucune période de régime militaire ne s’est bien terminée. Celui d’Al-Bachir ne fait pas exception. Semblable à une folie, ce régime militaro-islamique n’a eu de cesse de vouloir pendant trente ans éloigner le pays de la modernité.

Au Soudan, souvent, la religion s’est imposée comme l’ultime recours lorsque tout échouait. N’est-ce pas ce vers quoi se sont tournés, dans les années 1980, le colonel Gaafar Nimeiry [président de la République de 1971 à 1985], puis, lors de la décennie suivante, Hassan Al-Tourabi (1932-2016), le fondateur des Frères musulmans soudanais, qui inspira le coup d’Etat d’Al-Bachir en 1989. Cela s’explique en partie par la situation géographique du pays. Aux marges du monde arabe, le pays plaide toujours pour sa reconnaissance. Alors qu’il est unique en son genre. Des liens historiques nous relient, ethniquement et culturellement, à nos voisins africains au sud et à l’ouest. Dans les années 1960 et 1970, il y eut même plusieurs tentatives pour définir, à travers l’art et la poésie, cet héritage culturel singulier, en rassemblant ses éléments africains et arabes. Mais elles furent largement éclipsées avec le temps.

L’islam fait toujours partie du spectre culturel, mais en partie seulement. Le symbolisme qui a émergé lors de la révolution de ces derniers mois l’a clairement démontré, faisant ouvertement référence à l’histoire préislamique du pays et à la culture matriarcale nubienne, personnifiée par la figure de la « Kandaka », la reine mère. Tout cela s’est incarné dans une image, devenue virale, d’une jeune femme, Alaa Salah, perchée sur une voiture et dirigeant les chants de protestation.

Désormais, le Soudan doit saisir l’opportunité qui lui est offerte : celle de remonter le temps et de repartir de zéro, peut-être même en meilleure posture. Nous avons tous assisté au désastre de la révolution égyptienne, des crises en Libye, au Yémen et, évidemment, en Syrie. Personne ne veut voir le Soudan suivre la même voie. Nous connaissons un moment de mutation, où tout semble possible. L’essentiel, dans cette période, est d’avoir pleinement conscience que les occasions sont rares, et qu’en échouant nous condamnons le pays à des décennies d’instabilité, de guerre, de souffrances, voire même à l’implosion. Le Soudan du Sud a prouvé que la sécession n’est pas un remède miracle. Soixante-dix ans après l’indépendance, il est peut-être temps de trouver la bonne formule. Il ne nous reste plus qu’à espérer.

Jamal Mahjoub est écrivain. Né à Londres en 1960, d’un père soudanais et d’une mère anglaise, il a grandi à Khartoum, avant de partir en Angleterre étudier la géologie. Son œuvre se partage entre romans et romans policiers. Son prochain livre, La Cité des chacals, paraîtra en février, sous le pseudonyme de Bilal Parker, chez Gallimard (collection « Série noire »). Traduit de l’anglais par Pauline Colonna d’Istria.

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