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Pour faire face à la crise du Covid, il faut créer un nouvel impôt sur la fortune (4)

Sur les Champs-Elysées, le 11 mai, premier jour du déconfinement. Photo François Mori. AP
Sur les Champs-Elysées, le 11 mai, premier jour du déconfinement. Photo François Mori. AP

Les économistes sont face à un trou noir. Quelle sera l’ampleur de la crise liée au coronavirus, combien d’emplois perdus, comment relancer l’activité et laquelle ? L’Etat est intervenu massivement pour soutenir entreprises et salaires, mais qui va payer la facture ? Les plus optimistes misent sur la dette et la monnaie pour éponger les déficits. Angela Merkel et Emmanuel Macron ont proposé lundi à leurs partenaires européens la création d’un fonds de relance doté de 500 milliards d’euros. Des stratégies intéressantes mais qui ne seront pas suffisantes, analyse l’économiste Thomas Piketty. L’auteur du Capital au XXIe siècle (Seuil, 2013) et de Capital et idéologie (Seuil, 2019) voit encore et toujours dans l’impôt le financement d’un horizon économique plus juste et plus propre : la taxation lourdement progressive des hauts revenus, des patrimoines, mais aussi des émissions carbone fortes, permettrait, à la faveur de cette épidémie inédite, de réduire les inégalités et de financer la transition écologique.

La crise révèle brutalement des inégalités sociales que vous avez déjà largement étudiées et exposées. Y a-t-il un risque d’accentuation de ces inégalités ?

La crise met au grand jour la violence des inégalités sociales et le besoin de changer le système économique. Pour les personnes mal logées ou sans domicile, le confinement n’est pas le même que dans les maisons de campagne. Pour tous ceux qui se sont retrouvés sans revenu, qui n’ont pas d’argent de côté, et qui doivent continuer de travailler sans protection pour payer leur loyer et leurs factures, le choc est très violent. Cela conduit à une tout autre série de questions sur notre système social : le sous-investissement dans les hôpitaux et les matériels médicaux, le développement de statuts hyperprécaires (intérimaires, auto-entrepreneurs, etc.) et mal couverts en cas de coup dur, etc. Cela pose aussi la question de l’accès au logement et de la redistribution de la propriété. En France, les 50 % les plus pauvres possèdent à peine 5 % du total des patrimoines immobiliers, professionnels et financiers. Contre près de 60 % pour les 10 % les plus riches, et plus de 20 % pour les 1 % les plus riches. On fait quoi, on attend que la croissance et la concurrence améliorent lentement les choses ? Si c’était le cas, on aurait vu les effets depuis longtemps. Aux Etats-Unis, les 50 % les plus pauvres détenaient 3 % du total des patrimoines il y a trente ans, et moins de 1 % aujourd’hui.

Vous dites qu’il faut redémarrer l’économie «autrement», oui, mais comment ?

Il faut mettre à profit cet arrêt économique forcé pour promouvoir un nouveau modèle de développement, plus équitable et plus durable. Après une telle récession, la puissance publique va devoir jouer un rôle central pour relancer l’activité et l’emploi. Mais il faut le faire en investissant dans de nouveaux secteurs (santé, innovation, environnement), et en décidant une réduction graduelle et durable des activités les plus carbonées (transport routier et aérien sans limite, commerce international non indispensable, logements mal chauffés). Concrètement, il est possible de créer des millions d’emplois et d’augmenter les salaires dans les hôpitaux, les écoles et les universités, la rénovation thermique des bâtiments, les services de proximité.

Mais qui va payer ? Quelle serait votre première mesure ?

Pour faire face à la crise du Covid, il faut rétablir l’impôt sur la fortune, en créer une nouvelle version. La dette et la monnaie vont jouer un rôle essentiel dans les années à venir, mais cela ne suffira pas. Faire croire que personne n’aura besoin de payer quoi que ce soit à l’issue de cette crise ne convainc personne et suscite une fois de plus la suspicion. Or la détention d’un patrimoine est un indicateur de la capacité à contribuer aux charges publiques, au moins autant que le revenu, surtout dans les périodes de crise.

Il faut donc dès maintenant planifier le rétablissement de l’ISF sous une forme rénovée, avec un contrôle fiscal plus strict et des déclarations préremplies. Concrètement, il faut que les informations sur les portefeuilles financiers soient transmises automatiquement par les banques françaises et étrangères à l’administration fiscale. L’ISF pourrait rapporter plus de 10 milliards d’euros par an. Il faudra également alléger la taxe foncière sur tous ceux qui cherchent accéder à la propriété. La taxe foncière est un impôt sur le patrimoine particulièrement lourd (plus de 40 milliards d’euros) et injuste. Si vous possédez un appartement ou une maison de 300 000 euros, mais avec un emprunt de 290 000 euros, vous payez la même taxe foncière qu’une personne sans emprunt et qui détiendrait un portefeuille financier de 3 millions d’euros. Aucun raisonnement économique, aucun principe de justice ne peut justifier un système aussi archaïque. A terme, il faut rapprocher l’impôt sur la fortune et la taxe foncière pour former un seul impôt progressif sur le patrimoine net, ce qui pourrait permettre de financer un héritage minimum pour tous.

Le débat sur l’impôt sur la fortune commence à reprendre en France à la faveur de la crise du Covid, alors qu’à l’international le sujet est sur la table depuis un certain temps…

Effectivement, et on en parle trop peu en France. L’impôt sur la fortune fait aujourd’hui un grand retour dans les débats publics en Allemagne, où le SPD et Die Linke en font un élément programmatique essentiel. Aux Etats-Unis, l’idée est devenue très populaire, y compris au sein de l’électorat républicain. C’était le cas avant la crise du Covid, et cela va être renforcé dans la campagne à venir, où Joe Biden va chercher à reprendre certaines des propositions de justice fiscale et économique (suppression des dettes, moratoire sur les loyers) portées par Bernie Sanders et Elizabeth Warren. La suppression française de l’ISF en 2017 était totalement à contretemps. En s’arc-boutant sur ses positions, l’actuel gouvernement nous fait perdre beaucoup de temps précieux, qui pourrait être utilisé pour penser la suite.

La crise du Covid serait aussi, selon vous, l’occasion de revoir la taxe carbone. Vous défendez dans votre dernier livre une «carte carbone individuelle» qui serait socialement plus juste…

Je défends effectivement l’idée d’une carte carbone permettant d’imposer très fortement les émissions les plus élevées, voire de les interdire complètement au-delà d’un certain seuil, tout en protégeant les utilisations énergétiques plus modestes et responsables. En gros, c’est le contraire de la taxe carbone, qui taxait avant tout ceux qui prennent leur voiture pour aller travailler, tout en exonérant ceux qui prennent l’avion pour partir en week-end. Ceux qui dénoncent l’intrusion fiscale oublient que le même argument était brandi contre l’impôt sur le revenu il y a un siècle, et que les banques connaissent déjà tout le détail de nos dépenses quotidiennes. Partir du principe qu’il est impossible de faire confiance à une administration publique œuvrant pour la transition écologique, alors qu’on a pris l’habitude de faire confiance aux banques, me semble assez étrange.

Cela dit, la carte carbone ne peut pas tout : elle ne remplacera pas l’action sur les normes (interdiction graduelle du moteur à essence et des vols domestiques, normes de construction, etc.) et l’investissement dans les nouvelles infrastructures de transport. Mais les défis sont tellement immenses qu’il ne faut se passer d’aucun outil.

Quelle coalition sociale et politique pourrait porter un tel programme ?

On ne peut aller vers la sobriété énergétique sans aller dans le même temps vers une très forte réduction des inégalités, avec un soutien assumé à l’idée d’impôt lourdement progressif sur les hauts revenus, les hauts patrimoines et les fortes émissions carbone. Je trouve parfois que ce vocabulaire en termes d’impôt progressif est un peu trop absent des professions de foi écologiques, ce qui nourrit certaines ambiguïtés. Je ne veux pas être désagréable, mais il faut tout de même rappeler qu’une part non négligeable des députés européens élus sur l’étiquette EE-LV en 2014 se sont ensuite retrouvés à rejoindre LREM et à soutenir la suppression de l’ISF. Et refuser la perspective de l’union à gauche, c’est de facto se donner la possibilité de gouverner demain avec ceux qui continuent de défendre une politique au service des électeurs les plus favorisés, et qui d’ailleurs ne convainc que ces derniers. Il est plus que temps de lever ces ambiguïtés.

En 2008, l’Europe s’était mobilisée massivement pour sauver ses banques. Va-t-elle faire de même aujourd’hui pour sauver ses entreprises et ses salariés, au-delà du plan Merkel-Macron annoncé lundi ?

Dans l’immédiat, le financement ne pourra se faire que par la dette, et avec le soutien actif des banques centrales. Depuis 2008, ces dernières ont procédé à une création monétaire massive pour sauver les banques de la crise financière qu’elles avaient elles-mêmes provoquée. Le bilan de l’Eurosystème [le réseau de banques centrales piloté par la Banque centrale européenne, ndlr] est passé de 1 150 milliards d’euros début 2007 à 4 675 milliards d’euros fin 2018, c’est-à-dire d’à peine 10 % à près de 40 % du PIB de la zone euro (12 000 milliards d’euros). Cette politique a probablement permis d’éviter les faillites en cascade qui avaient entraîné le monde dans la dépression en 1929. Mais cette création monétaire, décidée à huis clos et sans encastrement démocratique adéquat, a aussi contribué à doper les cours financiers et immobiliers et à enrichir les plus riches, sans résoudre les problèmes structurels de l’économie réelle (manque d’investissement, hausse des inégalités, crise environnementale).

Or il existe un risque réel que l’on se contente de continuer dans la même direction. Pour faire face au Covid-19, la BCE a lancé un nouveau programme de rachat d’actifs. Le bilan de l’Eurosystème a bondi, passant de 4 692 milliards d’euros au 28 février à 5 395 milliards d’euros au 1er mai 2020 (suivant les données publiées par la BCE le 5 mai). Pour autant, cette injection monétaire massive (750 milliards d’euros en deux mois) ne suffira pas : le spread de taux d’intérêt en défaveur de l’Italie [différence entre le taux d’emprunt de l’Allemagne sur dix ans et celui de l’Italie], qui s’était abaissé mi-mars à la suite des annonces de la BCE, est très vite reparti à la hausse.

La Cour constitutionnelle allemande a émis début mai un arrêt très négatif sur la politique menée par la BCE. Cette décision ne crée-t-elle pas une situation politique encore plus complexe ?

Il faut au contraire saisir cette occasion pour opérer la clarification démocratique qui s’impose depuis longtemps. La zone euro restera fragile tant qu’elle fera le choix de soumettre ses 19 taux d’intérêt à la spéculation des marchés. Il faut enfin se donner le moyen d’émettre une dette commune dotée d’un seul et même taux d’intérêt. Contrairement à ce que l’on entend parfois, l’objectif est avant tout de mutualiser le taux d’intérêt, et non d’obliger certains pays à rembourser la dette des autres. Les pays qui se disent le plus en pointe sur cette question (France, Italie, Espagne) doivent formuler une proposition précise et opérationnelle, avec, au passage, la création d’une «Assemblée parlementaire» permettant de superviser l’ensemble. L’Allemagne, qui est pressée par ses juges de clarifier sa relation à l’Europe, choisira sans doute de participer, dès lors qu’une proposition solide sera sur la table et que ses principaux partenaires seront prêts à avancer. En tout état de cause, l’urgence interdit de rester les bras ballants en attendant l’unanimité, qui ne viendra pas.

Ce que montre l’histoire, c’est aussi que l’Allemagne a connu un effacement sans précédent de sa dette il y a longtemps…

La dette extérieure allemande a été gelée en 1953 (et définitivement supprimée en 1991), et le reste de l’énorme dette publique de l’après-guerre a été éteint par un prélèvement exceptionnel sur les plus hauts patrimoines financiers (ce qu’il faudra également faire). L’Allemagne, qui a aussi inventé la cogestion et le partage des droits de vote entre salariés et actionnaires dans ses entreprises, est beaucoup moins conservatrice que ses juges ! De toute façon, nous n’avons pas vraiment le choix : soit on assume le fait que la création monétaire serve à financer la relance verte et sociale, soit on se retrouve à laisser la BCE étendre ses opérations habituelles, ce qui contribuera à doper les cours de Bourse et à faire encore plus de mécontents. Car quoi qu’en pensent les juges allemands, la BCE continuera de faire ses injections monétaires, faute de quoi la panique financière mettra la zone euro à terre en quelques semaines.

Mais est-il possible d’infléchir la politique de la BCE ?

Le gouvernement espagnol a proposé que l’on émette entre 1 000 et 1 500 milliards d’euros de dette commune (environ 10 % du PIB de la zone euro), et que cette dette sans intérêt soit prise en charge sur le bilan de la BCE sur une base perpétuelle (ou à très long terme). Cette proposition doit être soutenue, et répétée s’il le faut, tant que l’inflation demeure modérée. Précisons que les traités ne donnent pas de définition de l’objectif de stabilité de prix (c’est la BCE qui a fixé la cible de 2 % : cela pourrait aussi être 3 % ou 4 %).

Ces mêmes traités indiquent que la BCE doit concourir à la réalisation des objectifs généraux de l’Union, qui incluent le plein emploi, le progrès social et la protection de l’environnement (traité sur l’Union européenne, article 3). Plutôt que de laisser la droite nationaliste allemande occuper le terrain, il faudrait que des militants écologistes se mobilisent et saisissent eux aussi les tribunaux pour non-respect des engagements européens. Surtout, il faut enfin se donner les moyens de faire de la politique en Europe, en permettant aux pays qui y sont prêts de sortir des huis-clos et de la règle de l’unanimité.

L’Europe commence à renier certains engagements en matière de transition écologique, alors que d’autres espèrent que l’arrêt engendré par le coronavirus sera l’occasion de lancer une économie décarbonée. Que pensez-vous du Green Deal porté par la Commission ?

Je suis très inquiet par la recrudescence de manipulations comptables actuellement en vogue à Bruxelles. Ceux qui évoquent des chiffres faramineux sur le Green Deal sans proposer de financements ne grandissent pas la politique. Par définition, cela veut dire qu’ils recyclent des sommes déjà promises ailleurs (en reprenant des ressources au maigre budget de l’Union européenne, qui est d’à peine 150 milliards d’euros par an, soit 1 % du PIB européen), qu’ils comptent plusieurs fois les mêmes dépenses, ou bien qu’ils additionnent les apports publics et privés (avec des effets de levier à faire pâlir d’envie tous les spéculateurs de la planète), le plus souvent tout à la fois. Ces pratiques doivent cesser. L’Europe court un danger mortel si elle ne montre pas à ses citoyens qu’elle est capable de se mobiliser face au Covid au moins autant qu’elle l’a fait pour ses banques.

Angela Merkel et Emmanuel Macron ont proposé lundi un plan de relance de 500 milliards d’euros. Est-ce la réponse que l’on attend de l’Europe face à la crise du Covid ?

C’est un début intéressant, mais insuffisant. D’abord, sur le montant : 500 milliards d’euros, c’est moins de 4 % du PIB de l’UE, alors qu’il aurait fallu au moins deux ou trois fois plus. Ensuite et surtout, c’est insuffisant, car rien n’est proposé pour changer de modèle et démocratiser enfin l’Europe. On en reste à l’unanimité et aux huis-clos des conseils de chefs d’Etat et de ministres des Finances. Cela va continuer de produire les mêmes blocages qu’auparavant sur ces questions budgétaires et fiscales. Merkel et Macron devraient proposer que le plan de relance et l’emprunt commun soient adoptés par une nouvelle Assemblée parlementaire, à la règle de la majorité et au grand jour. Le dispositif serait ouvert à tous les pays qui le souhaitent, mais ceux qui ne souhaitent pas participer ne pourraient pas le bloquer. Ce n’est pas si compliqué : il suffit d’étendre le principe de l’Assemblée parlementaire franco-allemande créée l’an dernier, mais en l’ouvrant à tous les pays qui le souhaitent, et surtout en lui confiant de réels pouvoirs fiscaux et budgétaires.

Et si ce plan n’est pas accompagné d’une démocratisation des prises de décision…

Sans cela, on peut déjà deviner l’issue de cette initiative : pour obtenir l’unanimité des Etats membres, on risque de revoir à la baisse un plan qui est déjà nettement insuffisant. On va reprendre les tractations secrètes entre Etats que les Européens ne supportent plus, alors que l’ampleur des enjeux exigerait une forte légitimité démocratique, avec des débats pluralistes sous le regard des citoyens et des médias. Cette démocratisation de l’Europe est indispensable, à la fois pour des raisons d’efficacité (il faut sortir de l’unanimité sur les questions budgétaires) et pour permettre enfin un modèle délibératif à la hauteur de ce que devrait être l’Union européenne. Cela aurait déjà dû être mis en place après la crise financière de 2008. Tant mieux si cela vient finalement en 2020 !

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