Pour faire face à Moscou, l’unité européenne est maintenant un enjeu de sécurité

Récemment, un navire russe a tranquillement fait sa route vers Kaliningrad, enclave russe sur la mer Baltique. A son bord, des missiles balistiques Iskander-M, capables de transporter une ogive nucléaire. Ce déploiement a déjà fait couler beaucoup d’encre dans les médias et certains n’ont pas manqué d’y voir le prélude à une troisième guerre mondiale. A Berlin, plusieurs sources officielles au ministère des affaires étrangères m’ont fait part de leur inquiétude, bien qu’en termes plus nuancés, quant aux implications qu’une telle manœuvre pourrait avoir sur la sécurité européenne.

La réponse est : pas grand-chose, en tout cas pas à court terme. La Russie manque en effet autant de capacités que d’une raison valable pour lancer une offensive sur l’Europe. Néanmoins, cette nouvelle démonstration doit être lue à la lumière de l’augmentation croissante des opérations militaires russes ; une tendance que les Européens devraient correctement apprécier afin d’y apporter une réponse adaptée.

Ces dernières années, la Russie a multiplié et intensifié les menaces, les manœuvres militaires et les intrusions dans l’espace aérien de ses concurrents. En 2013, la mission de police de l’air menée par l’OTAN dans les Etats baltes avait intercepté 47 intrusions russes. Entre 2013 et 2015, ces interventions ont atteint le nombre de 400.

La stratégie russe vise à exacerber les divisions au sein de l’UE

En mai, la décision de la Roumanie et de la Pologne d’héberger le bouclier antimissile européen a par ailleurs provoqué l’ire de Moscou, qui a rétorqué en promettant que l’expression « être en ligne de mire » allait prendre tout son sens. En mars, 33 000 soldats russes s’étaient exercés à des opérations offensives dirigées contre le Danemark, la Finlande, la Norvège et la Suède, qui visaient notamment à s’emparer des îles d’Aland, de Gotland et de Bornholm. En juin 2015, un autre exercice avait été conduit, de manière encore moins subtile : les bombardiers russes avaient simulé une attaque nucléaire sur l’île de Bornholm… le jour où plus de 90 000 personnes s’y étaient réunies, dont les responsables politiques danois, pour participer à un festival annuel.

Mais, si les perspectives d’un conflit ouvert sont quasi nulles, quel objectif se cache derrière ces tentatives d’intimidation ? La réponse est connue de tous. Exactement comme il utilise la désinformation pour pallier un manque d’influence sur l’opinion publique internationale, exactement comme il mène une « guerre hybride » pour déguiser son manque de capacités militaires, le Kremlin déploie cette diplomatie de fer pour dissimuler l’affaiblissement de sa diplomatie conventionnelle, en particulier depuis la dégradation de ses relations internationales après l’annexion de la Crimée, en 2014.

Cette stratégie, au-delà d’être un dernier recours, cherche à intimider – et par là, à dissuader – les Etats européens qui voudraient engager certaines actions, comme celle de rejoindre l’OTAN pour la Suède et la Finlande, ou d’accueillir les troupes alliées dans le cas de la Pologne et des Etats baltes. Plus largement, en mettant la pression sur certains Etats isolément, la stratégie russe vise à exacerber les divisions au sein de l’Union européenne (UE) et de l’OTAN en matière de politique étrangère et de sécurité.

Moscou pourrait subir un retour de flamme

Difficile de dire dans quelle mesure cette méthode porte ses fruits. Des divisions existent assurément au sein des deux organisations, et l’Occident passe d’ailleurs « plus de temps à discuter et à négocier pour surmonter ses désaccords qu’à agir sur les terrains des opérations », ainsi que le souligne un diplomate russe. Mais Moscou pourrait aussi subir un retour de flamme. En 2015, seize des Etats membres de l’OTAN ont dépensé davantage pour leur défense en termes réels qu’en 2014, et douze d’entre eux ont augmenté la part de leur PIB consacrée aux dépenses militaires.

Cela ne donne pas l’impression d’une alliance sur le point de s’effondrer. Néanmoins, en maintenant l’OTAN sous pression, la Russie garde l’espoir de parvenir à essouffler l’enthousiasme de certains Etats membres et de focaliser leur attention sur leurs dépenses militaires plutôt que sur les enjeux « non cinétiques » de ce face-à-face, comme la manipulation financière et politique, qui représente probablement une menace bien plus lisible et plus immédiate.

Au vu de ce qui précède, l’Europe devrait considérer que le déploiement des Iskander à Kaliningrad est essentiellement de nature politique. Il n’y a aucune preuve qui pousse à craindre une tentative par la Russie d’engager un conflit ouvert avec un Etat membre de l’OTAN ou de l’UE. La réponse la plus appropriée est donc, peut-être, de ne rien faire. Par ailleurs, le rituel auquel l’on assiste actuellement, où chaque action de la Russie est systématiquement suivie d’une réponse de l’OTAN, donne la main au Kremlin et lui permet de récolter de précieuses informations sur les délais et les capacités de réponse des forces alliées.

Des provocations de plus en plus dénuées de sens

Puisque la probabilité qu’une intrusion russe dans l’espace aérien européen donne lieu à une attaque est pratiquement inexistante, il serait peut-être plus avisé d’attendre simplement que Vladimir Poutine termine d’user sa flotte dans des provocations de plus en plus dénuées de sens.

Dans le même temps, l’Occident doit continuer d’investir dans sa cohésion. En Europe, un nombre croissant de voix s’interrogent sur les priorités et les orientations de l’OTAN, ainsi que sur les relations entre l’Europe et les Etats-Unis et entre l’UE et l’OTAN en matière de sécurité. On ne peut tout simplement pas balayer ces préoccupations d’un revers de la main par ignorance ou sous l’influence de la désinformation russe.

Faire face à cette désunion est un enjeu de sécurité au moins aussi important que l’augmentation du budget de défense, et bien plus compliqué. C’est néanmoins un moyen crucial de limiter les possibilités russes de mener une guerre politique contre l’Europe dans le futur.

Mark Galeotti est chercheur associé au Conseil européen des relations internationales (ECFR).

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