Pour la Charte d’interdépendance

Eleveurs de la tribu Dinka. Soudan du Sud, mars 2018. © Stefanie GLINSKI/AFP
Eleveurs de la tribu Dinka. Soudan du Sud, mars 2018. © Stefanie GLINSKI/AFP

Les interdépendances sont un fait de moins en moins contestable à mesure qu’elles deviennent plus visibles et plus diversifiées: entre collectifs humains (tribus, Etats, groupes d’Etats, entreprises transnationales ETN); entre humains présents et générations futures; entre humains et vivants non humains; voire entre «sujets» humains et objets «intelligents». Elles ont fait l’objet d’une reconnaissance juridique au Sommet de la Terre (Rio 1992): «La terre forme un tout marqué par les interdépendances.» Après cette entrée plutôt discrète, on les retrouve dans de nombreux projets.

Pendant les années qui ont suivi, les projets se sont multipliés, notamment en 2011 une Déclaration universelle des responsabilités humaines; en 2015 une Déclaration des droits de l’humanité; en 2015 l’Accord de Paris sur le climat souligne «le caractère planétaire des menaces à la communauté de la vie sur terre» et le devoir de coopération qui en résulte pour les Etats. Il sera suivi en 2017 du livre blanc Vers un pacte mondial pour l’environnement (Club des juristes) qui évoque ce préambule. Enfin une surprenante Déclaration des poètes est publiée la même année par Patrick Chamoiseau, qui reprend le beau terme de «mondialité» lancé par Edouard Glissant pour désigner «ce que la mondialisation économique n’a pas envisagé», cet inattendu humain «qui refuse de déserter le monde».

Une telle effervescence n’est pas surprenante car il s’agit d’une révolution: tel Copernic découvrant que la Terre n’est pas au centre du système solaire, nous découvrons que l’humain n’est pas au centre de la Terre. Les humains ne sont pas les propriétaires de la nature mais des composantes de l’écosystème. Mais quand on cherche à organiser les réponses aux interdépendances, il faut bien reconnaître que seuls les humains doués de «raison» et de «conscience» sont responsables. Leur relation avec les vivants non humains est asymétrique et sans réciprocité. C’est donc aux seuls humains qu’il revient de s’engager sur une véritable «Charte d’interdépendance» proposant trois principes d’action.

Trois principes d’action

«Préserver les différences». La mondialité n’est pas l’uniformité. Tout au contraire, elle reconnaît les différences et s’en nourrit, refusant l’uniformisation sur un modèle unique hégémonique redouté de tout temps. Kant craignait déjà une «république universelle» qui devait selon lui conduire au despotisme le plus effroyable. Un siècle plus tard, Tocqueville imagine que le despotisme en démocratie infantilisera les humains au point de les transformer en troupeaux d’animaux dociles. Mais il n’avait pas envisagé la révolution numérique qui met au service de son despotisme «doux», auquel chacun participe spontanément, des moyens de surveillance de masse, alimentés par les big data que nous contribuons, plus ou moins consciemment, à alimenter, alors que ces données de masse sont traitées par des algorithmes qui nous échappent à mesure que l’intelligence artificielle progresse et s’autonomise.

Serait-ce l’avènement d’une autre forme uniformisante, le despotisme numérique? Or la mondialité est à la fois multiple et unique: «multiple», elle implique un certain pluralisme, mais «unique», elle ne se contente pas de juxtaposer des différences et appelle un ordonnancement commun. En ce sens, la mondialité est proche du «pluralisme ordonné» qui rapproche les différences sans les supprimer, harmonise la diversité sans la détruire et pluralise l’universel sans le remplacer par le relatif: pour qu’il y ait du commun, il faut qu’il reste des différences, mais qu’elles deviennent compatibles.

«Promouvoir des solidarités». Les solidarités relèvent d’une gouvernance commune, mais laquelle? A mesure que la mondialisation se propage, la séparation démocratique entre les trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) semble de moins en moins transposable à l’échelle du monde. En revanche, des contre-pouvoirs semblent venir des acteurs non étatiques, en particulier des acteurs privés. Comme les conférences sur le climat le démontrent, et comme les récents projets le confirment (Pacte mondial pour les migrations ou convention modèle sur les mobilités humaines), participent désormais à la gouvernance du monde non seulement les pouvoirs politiques (Etats et organisations internationales) et économiques, mais encore les savoirs scientifiques (savoir des savants) et les vouloirs civiques organisés à l’échelle mondiale (ONG ou syndicats).

Mais cette «gouvernance, savoir, vouloir, pouvoirs» appelle aussi, de façon paradoxale, une re-territorialisation: «Agis en ton lieu, pense avec le monde», disait Glissant. Pour agir en chaque lieu, il faut associer aux Etats les réseaux horizontaux des collectivités territoriales (régions et villes). De même faut-il associer aux savoirs scientifiques des savants les savoirs expérimentaux des «sachants», de ceux qui vivent au quotidien les effets de la mondialisation, comme les travailleurs, les peuples autochtones ou les populations les plus démunies (ce sont souvent les mêmes). Enfin, les vouloirs des citoyens devront être exercés à tous les niveaux, du village à la cité et jusque dans les «hyperlieux» qui fonctionnent à toutes les échelles à la fois.

«L’hospitalité universelle»

«Répartir les responsabilités». Pour que l’ensemble soit cohérent, il faut répartir les responsabilités à partir d’objectifs communs. Le préambule de la charte devrait donc s’ouvrir sur une énumération de ces objectifs comportant notamment: les objectifs qui résultent de la Déclaration universelle des droits de l’homme, du Sommet de la Terre et de la Charte de la Terre-Mère (2000), de la convention de l’Unesco sur la diversité culturelle Patrimoine commun de l’humanité (2005); les 8 objectifs du Millénaire pour le développement principalement axés sur la lutte contre la pauvreté (OMD, SG ONU, 2000) et les 17 objectifs du développement durable (ODD, 2015). En outre nous proposons, à l’occasion du 70e anniversaire de la DUDH, d’ajouter deux objectifs particulièrement nécessaires à notre siècle: «l’hospitalité universelle» et «la misère hors la loi».

En conclusion, dans ce monde en transition, la mondialisation reste fragmentée et inachevée et les signaux d’alerte se multiplient. Tels des vigies, les lanceurs d’alerte veillent à l’avant du navire pour que la dignité humaine soit respectée, que la Terre-Mère reste habitable et le jardin planétaire vivant. La Charte d’interdépendance n’est pas une utopie, mais une urgence. Face à une réalité déjà perceptible, elle serait un instrument de navigation, d’ailleurs perfectible car cette charte a été conçue pour être interactive et évolutive.

Mireille Delmas-Marty, professeure au Collège de France.

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