Pour les Kurdes, l’heure de vérité est arrivée

Les Français déploraient l’affrontement des superpuissances durant la guerre froide, mais chaque fois qu’un dégel s’amorçait, ils se plaignaient de l’émergence d’un condominium [autorité conjointe de plusieurs Etats sur un territoire]. Ils ont refusé en 1968 d’adhérer au traité de non-prolifération nucléaire. Ils s’élevaient contre la division de l’Europe, mais faisaient la grimace à l’Ostpolitik [ouverture vers l’Allemagne de l’Est et le bloc de l’Est] du chancelier allemand Willy Brandt. L’URSS disparue, ils ont pointé du doigt l’hégémonisme américain, tout en théorisant la naissance d’un monde multipolaire, lourd d’incertitudes.

Déjà en 1996, Jacques Chirac laissait percer sa nostalgie d’un monde bipolaire « critiquable mais lisible ». Plus récemment, ils ont lourdement critiqué la dérobade de Barack Obama en 2013, quand il s’est agi de punir Bachar Al-Assad pour son utilisation de l’arme chimique pendant la guerre civile en Syrie. La frappe avortée aurait dû déstabiliser le tyran, donner à l’opposition armée la chance de le renverser. On a vu les effets de telles interventions quand Trump, lui, a frappé, une première fois, seul, en 2017, puis un an plus tard avec Français et Anglais.

Cette seconde fois, une centaine de missiles a été tirée. Assad ne s’en est pas plus mal porté. Selon notre ministre des affaires étrangères, le raid avait détruit « une bonne partie » de l’arsenal chimique syrien. Il en restait donc assez pour faire de tristes dégâts. Saddam Hussein n’avait pas non plus bronché quand Bill Clinton, en 1998, avait déversé sur l’Irak quelque mille bombes et missiles.

Infidélité à la mission de l’Amérique

A présent, c’est le retrait des troupes américaines de Syrie, brusquement décidé par Donald Trump en décembre 2018, qui soulève un tollé, et d’abord dans les milieux éclairés aux Etats-Unis. Il y a eu en France quelques plaintes et un silence lourd de reproches : reproche de la confiance trahie, à l’égard des Français et autres alliés, comme à l’égard des Kurdes. Et reproche d’infidélité à la mission de l’Amérique.

Dans la méthode, la désinvolture de Trump est extrême : aucune consultation de ses alliés, ni même de ses subordonnés. Pour l’avenir, cela pose problème. Restent aussi les modalités du retrait, qui pourraient réserver des surprises. Mais sur le principe, comment ne pas voir le gros bon sens de la décision ? A écouter les porte-parole variés de leur administration, les Américains, avec 2 000 hommes à terre (sans doute plus en réalité), dispersés sur plusieurs bases, prétendaient éliminer les derniers partisans du soi-disant Etat islamique, chasser l’Iran de Syrie, et pousser Bachar Al-Assad vers la sortie.

Et donner aussi en prime aux Kurdes un territoire au moins autonome. Sur ces différents objectifs, ils n’avaient aucun espoir de l’emporter, sauf à gonfler leur présence à un format comparable à celui de leur intervention de 2003 en Irak, ce qui aurait ouvert de nouvelles inconnues.

Recherche d’un compromis durable

Mais, se dit alors le lecteur, quel est ce Docteur Subtil qui veut tout doucement nous habituer à l’idée de la victoire de l’Iran, de la Russie, et du tyran de Damas ? Pas forcément. Voilà ces trois acteurs, et aussi la Turquie, peut-être extraits de la zone de confort que leur offrait la présence d’un évident adversaire. Les voilà placés devant leurs responsabilités, obligés de gérer à eux quatre la remise sur pied de la Syrie. Et à eux seuls, ils n’ont guère de chances d’y arriver, incapables d’abord de financer le début d’une reconstruction du pays. Nous les verrons peut-être un jour appeler à l’aide, et c’est alors qu’il deviendra possible de composer, voire de leur tenir la dragée haute.

Déjà, pour les Kurdes, l’heure de vérité est arrivée. Ils ont préféré ouvrir Manbij aux troupes d’Assad plutôt que de se laisser envahir par les Turcs. Les Russes ont poussé en ce sens, et empêcheront Erdogan de s’installer sur les terres kurdes situées à l’est de l’Euphrate. Reste aux Kurdes à trouver un compromis durable avec Al-Assad. Ils ont encore quelques cartes en main, notamment celle d’une coopération pour réduire les débris de l’Etat islamique et l’opposition armée au régime.

Encore récemment, le Moyen-Orient était une région où, selon la plaisante expression du spécialiste des relations internationales Bertrand Badie, « l’ennemi de votre ennemi n’est pas forcément votre ami, ni l’ami de votre ennemi votre ennemi, ni l’ennemi de votre ami votre ennemi, ni l’ami de votre ami votre ami ». Le paysage commence à se clarifier.

Alors, la rassurante présence des Etats-Unis dans la région ? Sur ce thème, ceux qui pleurent d’un œil peuvent encore rire de l’autre. Après quelques années de flottement, les Etats-Unis se retrouvent en Syrie dans leur position précédente, c’est-à-dire parfaitement absents. A l’époque, personne n’y trouvait à redire. Ils conservent dans la région du golfe Persique près de 40 000 soldats, marins et aviateurs, répartis sur de nombreuses bases. Ils sont présents en Irak, au moins pour un temps. Avec leur puissance aérienne et navale, ils peuvent frapper quand ils veulent, où ils veulent. La puissance américaine a encore, là comme ailleurs, de beaux jours devant elle.

François Nicoullaud, Ancien ambassadeur de France en Iran.

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