Pour passer à l’action djihadiste, il ne reste plus que les “losers”

L’attentat du Bataclan a marqué un sommet, par le nombre de victimes bien sûr, mais aussi par la relative sophistication du réseau terroriste impliqué. Il s’inscrivait dans la continuité de la lignée inaugurée vingt ans plus tôt par Khaled Kelkal, auteur du premier attentat commis par des jeunes gens nés ou élevés en France.

Le profil des terroristes est constant sur ces vingt années : pour la plupart de seconde génération, redevenus religieux après un passé profane voire, pour moitié d’entre eux, délinquant, ils sont membres d’un petit groupe de copains et de frangins, avec quelques convertis en arrière-plan (les frères Clain). Chaque groupe avait un lien direct avec le djihad global (Al-Qaida puis Daech [acronyme arabe de l’organisation Etat islamique] ).

Depuis le Bataclan, les attentats commis en Europe répondent à un modèle assez différent et leurs auteurs sont plus disparates. Ces attentats (Magnanville, Saint-Etienne-du-Rouvray, Nice, le marché de Noël de Berlin et, dernièrement, Londres) portent le signe d’un grand amateurisme.

Individus plutôt instables, voire marginaux

Il n’y a plus de groupes structurés mais des individus plutôt instables, voire marginaux, au point que la police a du mal à remonter la filière qui les lierait à Daech, même s’ils se revendiquent de l’Etat islamique et que l’organisation s’attribue le crime. Pas besoin de faire de grandes analyses géostratégiques ou sociétales pour expliquer les cibles : Daech fait feu de tout bois et frappe l’Allemagne alors que celle-ci n’est pas engagée dans la coalition contre l’Etat islamique.

Expliquer la radicalisation en Grande-Bretagne par le multiculturalisme est absurde : la France compte bien plus de radicalisés et n’est pas multiculturaliste. Surtout, on voit comment la théorie selon laquelle les terroristes auraient d’abord été socialisés dans un environnement salafiste avant de se radicaliser ne fonctionne pas. Pour deux raisons : les auteurs ne sont justement guère socialisés et aucun, comme d’ailleurs la plupart de leurs prédécesseurs, n’a de passé religieux, à part le tueur de Londres, Khalid Masood.

Mais ce dernier, qui a déménagé quatorze fois et vivait à la campagne lors de sa conversion, advenue en prison, n’est en rien le produit de la socialisation salafiste d’un quartier immigré. Pas plus, d’ailleurs, que les frères Abdeslam (attentat du Bataclan), qui vivaient bien à Molenbeek mais y tenaient… un bistrot où l’on servait de l’alcool et qui s’appelait Les Béguines, une référence chrétienne dont les frères se fichaient autant que des prêches salafistes.

Aucune « incubation » salafiste

Regardons de près les acteurs des attentats récents. Aucun ne provient d’un quartier ou d’une communautarisation salafiste. Larossi Abballa, qui a tué les policiers de Magnanville, s’était radicalisé dès l’âge de 18 ans, sans « incubation » salafiste, tout comme Adel Kermiche, l’assassin du père Hamel. Ce dernier a trouvé sur Internet son complice Abdel Malik Petitjean, qui a été socialisé dans une famille mixte non pratiquante. Ils se sont rencontrés pour la première fois juste avant le crime. Aucun des trois, âgés de 20 ans à peine au moment du passage à l’action, n’est passé par une mosquée salafiste, ou même un groupe salafiste.

Le tueur de Nice, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, né en 1985, est un petit délinquant, peu religieux, violent, qui entretient de nombreuses liaisons (y compris homosexuelles), boit, ne va pas à la mosquée. C’est un profil très proche de Ziyed Ben Belgacem, qui a attaqué une patrouille militaire à Orly : ancien délinquant, toxicomane, il avait bu avant de passer à l’action. Le même profil que l’homme, en état d’ébriété, qui a renversé des passants avec sa voiture à Anvers jeudi 23 mars, si le caractère terroriste de l’action est avéré. Anis Amri, qui a, lui aussi, utilisé un camion contre le marché de Noël de Berlin, en décembre 2016, est un petit délinquant tunisien qui mène une vie errante en Italie, et s’est radicalisé sur le tard (en 2015) après un séjour en prison.

Le dernier cas en date ne se distingue que par son âge (52 ans, du jamais-vu) : Khalid Masood est un métis anglo-jamaïcain, né Adrian Elms et élevé sous le nom d’Adrian Ajao. Il a mené une vie erratique avant de finir en prison, où il se convertit à l’islam. Il a déménagé, on l’a dit, quatorze fois avant de se fixer tardivement à Birmingham. Comme pour les précédents, sa radicalisation n’a donc rien à voir avec une socialisation dans une communauté musulmane salafisée profitant du multiculturalisme anglais. Les faits sont têtus : Masood est un métis converti.

La mort comme projet

A un moment donné, ces révoltés inscrivent leur violence dans la construction narrative de Daech, qui est trop content de les récupérer et de revendiquer la paternité de leur action, car cela fait apparaître Daech comme une organisation globale, capable de déclencher le feu de l’enfer à tout moment.

Mais là, il y a un problème. Car la constante de ces attentats depuis 1985, c’est que presque tous leurs auteurs meurent volontairement. La mort fait partie de leur projet. Aucun n’a un plan B pour s’enfuir et recommencer, en capitalisant l’expérience acquise. Daech n’a évidemment rien à perdre à la disparition des losers, mais bien plus avec celle de militants aguerris et disciplinés, comme l’équipe du Bataclan-Zaventem.

C’est maintenant que Daech veut frapper, car l’étau se resserre en Syrie, mais le nombre de réseaux « professionnels » se réduit. On ne peut exclure un « gros coup » en préparation, caché par l’écran de fumée des attentats sauvages individuels. Mais la technique même de l’attentat-suicide, ou plutôt de l’attentat suicidaire, à Londres comme à Mossoul, assèche le réservoir de volontaires.

Ce n’est pas un hasard non plus si les volontaires pour le djihad sont de plus en plus jeunes. Pour passer à l’action, il ne reste plus que les losers, les paumés, les isolés, les déracinés et les gamins, bien loin de toute révolte communautaire et de toute guerre civile. Mais si quelques esprits des beaux quartiers croient à la guerre civile, c’est déjà, pour Daech, un joli lot de consolation.

Olivier Roy, politologue, spécialiste mondial de l'islam politique, auteur de "Le Djihad et la Mort" (Seuil, 2016).

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