Pour que les démocraties retrouvent leur équilibre

Que doit faire la France à présent ? Elle a rejeté l’extrême droite (à la différence de la Hongrie, du Brésil et des Etats-Unis) comme l’extrême gauche (contrairement à la Russie et au Venezuela), ainsi que les populismes des deux bords. Elle s’est ancrée au centre – c’est ce qu’il semblait, en tout cas – autour de la démocratie libérale. Et, à présent, voyez ce qui s’est passé.

La promesse de la démocratie libérale est que libérer les marchés libère les sociétés. Comparée à ce qui se passait autrefois, la démocratie a tenu parole, plus ou moins. La marée montante a de fait hissé de nombreux bateaux. Ce n’est plus le cas. Aujourd’hui, les yachts qui sont dessus écrasent les youyous qui sont dessous. Confortés par le dogme économique selon lequel l’avidité est une bonne chose, les marchés sacrés, et les gouvernements suspects, les vainqueurs ont réussi à remplacer les valeurs humaines par la valeur actionnariale.

Grâce aux médias sociaux et à une presse liée aux groupes industriels, ainsi qu’aux tactiques de financement politique (en particulier aux Etats-Unis, où la Cour suprême a légalisé la corruption), ils ont biaisé les campagnes électorales et corrompu les gouvernements. La démocratie libérale est ainsi devenue un oxymore : elle n’est plus socialement libérale et représente au contraire une menace pour la démocratie.

Les récents événements survenus en France ont mis nettement en relief le scénario de la mondialisation. Les marchés libéralisés accroissent surtout la puissance des grandes multinationales, auxquelles nul gouvernement n’a les moyens suffisants de s’opposer. Cela permet aux grandes entreprises de se moquer des souverainetés nationales et des communautés locales.

Diviser pour régner est la grande règle du jeu de la mondialisation : obtenir d’un pays qu’il réduise les impôts sur la richesse, et les autres n’auront d’autre solution que de s’aligner. Ce qui affame les gouvernements, lesquels sont à leur tour contraints de réduire les mesures de soutien au reste de la population, tout en instaurant des formes de taxation régressives – par exemple sur le diesel. Ce qui accroît encore les difficultés de beaucoup de ceux que les pratiques mêmes de la mondialisation ont déjà mis à genoux : fragilisation de la sécurité de l’emploi pour maintenir des salaires peu élevés et licenciements en masse à la moindre baisse du prix de l’action.

En Amérique, où les entreprises restent souveraines, les gens tolèrent cela. En vérité, beaucoup en rejettent la cause sur le gouvernement, et ils ont donc élu un businessman pour assécher le marécage créé par les entreprises de mèche avec les politiciens. En France, où les gens vivaient mieux et savent donc à quoi s’en tenir, la tolérance est moindre. Beaucoup sont donc descendus dans la rue à la suite d’une hausse du prix du carburant qui a été la goutte d’eau de trop. Quand un mouvement de protestation enregistre 77 % de soutien dans l’opinion, il faut bien croire qu’il met le doigt sur quelque chose.

Nécessité d’un troisième pied

Ce quelque chose, c’est le déséquilibre. Beaucoup des pays que nous qualifions de démocratiques connaissent aujourd’hui le même genre de déséquilibre qui, à l’autre extrémité du spectre politique, prévalait autrefois dans les régimes communistes d’Europe de l’Est. Là-bas, le secteur public était prépondérant ; ici, c’est le secteur privé. Une société saine contrebalance le pouvoir collectif de l’Etat dans le secteur public (égalité) par les intérêts commerciaux des entreprises du secteur privé (liberté) et les préoccupations collectives des citoyens dans le « secteur pluriel » (fraternité). Il ne reste aujourd’hui plus guère de sociétés saines.

Comme n’importe quel tabouret, aucune société ne peut tenir sur un seul pied – qu’il s’appelle socialisme, capitalisme ou populisme. Et essayer de la faire tenir debout sur deux pieds ne peut que la faire osciller d’un côté à l’autre, de gauche à droite, pendant que le pouvoir de l’Etat diminue à mesure que celui des entreprises augmente. L’équilibre exige un troisième pied. Je l’appelle « secteur pluriel » de préférence à l’habituelle « société civile », afin qu’il prenne place à côté des secteurs que l’on désigne par public et privé.

Qu’est-ce que le secteur pluriel ? Il comprend toutes les associations dont ne sont propriétaires ni l’Etat, ni des investisseurs privés. Certaines sont la propriété de leurs membres (comme les coopératives), d’autres ne sont la propriété de personne (les trusts, etc.). Beaucoup sont enracinées dans les communautés, certaines intervenant dans les « communs » – leurs services sont ouverts à tous, comme dans Wikipédia.

C’est en fait dans ce secteur que nous passons le plus clair de nos existences, que ce soit lorsque nous jouons dans un club, prions à l’église, soutenons une ONG, travaillons bénévolement dans une association caritative, faisons des courses dans une coopérative ou participons à une manifestation.

Ce secteur est bien entendu immense, et pourtant il reste dans l’ombre (en dehors des manifestations occasionnelles). Il n’a tout simplement pas sa place dans un monde obsédé par la droite et la gauche, le public et le privé. Pourtant les grands bouleversements sociaux ont généralement démarré en son sein – sur le terrain, au niveau des communautés, aujourd’hui mises en réseau par les médias sociaux. Cela ne vous rappelle rien ? Espérons que la France a démarré quelque chose.

Quelle forme prendra ce quelque chose ? Que pourra-t-il émerger, maintenant que tant d’autres choses ont échoué ? Il suffit de regarder autour de soi : il reste encore des pays, nordiques notamment, mais pas seulement, qui ont réussi à maintenir un semblant d’équilibre entre les différents secteurs. Ces pays ne sont en rien utopiques, mais ils permettent à tous de mener une vie décente. Il n’y a pas si longtemps, la France en faisait partie. A mes yeux de Canadien y ayant vécu des années, c’est ce qui rendait la France si vivable, si délicieuse – et à présent si démoralisée.

M. Macron entendra-t-il le message de la rue et deviendra-t-il, au lieu d’un banal politicien de plus, l’homme d’Etat qu’il s’imagine être ? La France s’alliera-t-elle avec d’autres pays décents pour s’opposer à l’hégémonie de la mondialisation ? Les entreprises françaises et celles d’autres pays comprendront-elles le message, à savoir que, dans une société démocratique, leur place est sur les marchés, pas dans l’espace public ? Auront-elles le courage de se débarrasser des boursicotages mercantiles en trouvant des moyens plus corrects de se financer et de se gouverner (par exemple en utilisant du capital patient et en déléguant le contrôle à des trusts, comme le font la plupart des plus grandes sociétés danoises) ? Un nombre croissant de citoyens recevront-ils le message que ce sont eux, au sein de leurs communautés, qui devront amener leurs gouvernements et leurs entreprises à adopter un tel comportement responsable ?

Il y a deux siècles, l’astucieux Alexis de Tocqueville qualifiait les « associations » de ce secteur pluriel d’élément essentiel de la nouvelle « Démocratie en Amérique ». Imaginez ce qui se passerait si ses compatriotes actuels reprenaient cette vision à leur compte et déclenchaient une nouvelle vague en faveur du rétablissement de la démocratie dans le monde.

Henry Mintzberg, professeur en sciences de gestion à l'Université McGill de Montréal. Il est l’auteur de « Rééquilibrer la Société : pour un renouvellement radical au-delà de la gauche, de la droite et du centre » (Éditions Somme toute, 2016). Traduit de l’anglais par Gilles Berton.

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