Pour sauver l’Europe, il faut « valoriser l’attractivité de nos valeurs »

Lorsque l’intégration européenne a commencé, le monde était peuplé de trois milliards d’habitants, dont un sur six était européen. Dans les deux prochaines décennies, le monde sera peuplé d’environ dix milliards de personnes, dont seulement un sur vingt sera européen. Sur les sept milliards d’humains supplémentaires, il n’y aura aucun Européen : ils seront asiatiques, africains et américains.

L’Union européenne est née dans et pour un monde « eurocentrique ». La nécessité de se redresser après 1945 et la guerre froide, dont le continent était le principal champ d’affrontement, plaçaient l’Europe au cœur des préoccupations mondiales. A la fin des années 1980, la chute du mur de Berlin a encore mis notre partie du monde au centre de la sphère géopolitique.

L’eurocentrisme s’étendait aussi à l’économie. Lors de sa création à l’initiative de Valéry Giscard d’Estaing, en 1975, le G7 (groupe des sept pays les plus riches du monde) était à majorité européenne : il comprenait les quatre grands pays du Vieux Continent. L’Europe représentait un tiers de l’économie mondiale.

Aujourd’hui, le cadre a complètement changé, surtout en raison d’une relation inédite entre modernité et géographie, rendue possible par la diffusion des nouvelles technologies : le pouvoir économique est de plus en plus déterminé par la force démographique. Ce lien n’était pas aussi étroit dans les périodes que je viens de décrire. Un pays pouvait compter un milliard d’habitants et rester en marge de la marche du monde, comme la Chine avant son ouverture commerciale. Grâce à l’accès plus facile à la technologie, la force démographique est devenue un atout, et non plus un poids.

Le centre de gravité du monde s’est déplacé vers l’Asie

Même les plus grands pays européens, avec « seulement » 40, 60 ou 80 millions d’habitants, n’auront aucune chance de soutenir la concurrence croissante du reste du monde. Je ne pense pas seulement aux grands émergents, surnommés les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), mais aussi à la Turquie, au Mexique, à l’Indonésie, au Vietnam ou encore à la Corée du Sud et au Nigeria. Si on constituait un G7 dans vingt ans, il ne compterait plus aucun pays européen !

Le centre de gravité du monde, on le sait, s’est déplacé vers l’Asie. On résume cette tendance en disant qu’on est en train de « passer de l’Atlantique au Pacifique ». Barack Obama, lorsqu’il était président des Etats‑Unis, a beaucoup travaillé sur sa relation avec les pays de l’Asie‑Pacifique.

Devant cette force fondée sur la population, que peut faire notre « Vieux Continent » ?

Pas grand-chose sur le plan démographique, sauf à mieux gérer l’immigration. Il peut, en revanche, changer de terrain de jeu et valoriser un des avantages compétitifs le plus important dont nous, Européens, disposons, mais que nous avons trop souvent tendance à négliger : l’attractivité de nos valeurs.

La question qui se présente à nous est alors celle‑ci : comment passer d’une force portée par notre puissance économique à une force fondée sur nos valeurs ? Attention, cela ne veut surtout pas dire renoncer à toute ambition de puissance économique, y compris industrielle. Mais devant l’émergence, dans vingt ou trente ans, de nouveaux grands acteurs économiques, face à d’immenses agglomérations de millions d’habitants, nous ne pouvons être influents dans le monde de demain qu’en faisant valoir l’attractivité et la force de nos valeurs.

Des « rule makers » et pas des « rule takers »

Si nous réussissons à faire cela, nous, les Européens, pourrons être, selon une formule anglo‑saxonne bien connue, des « rule makers » et pas des « rule takers ». C’est-à-dire que nous serons ceux qui organisent les règles de fonctionnement du monde, et pas ceux qui les appliquent, ou pire les subissent.

Si l’on se disperse trop, la dimension de chacun de nos pays européens nous fera compter inévitablement parmi ceux qui ne font qu’appliquer les règles. Celles‑ci seront écrites par les Américains et les Chinois, tandis que les Italiens, les Français, les Espagnols, les Portugais, les Belges, les Polonais, etc., chacun de son côté, les recopiera. Voilà le véritable défi d’avenir pour l’Europe et la raison de s’unir aujourd’hui !

Les leaders populistes et souverainistes mentent lorsqu’ils prétendent que quitter l’Europe nous ferait retrouver notre souveraineté, notre grandeur et la maîtrise de notre destin. Soit la souveraineté sera européenne, soit elle disparaîtra. Dire la vérité aux électeurs, c’est, plutôt que diffuser des messages mystificateurs, expliquer dans quelle direction va le monde et affirmer quelle direction nous, Européens, voulons le voir prendre. C’est faire comprendre que l’Europe sera forte et influente dans le monde, mais pas à l’image de ce qu’elle fut dans le passé, ni de la même manière.

Cela ne sera possible que si nous sommes capables de réinventer l’Europe et de l’adapter à un monde global, dans lequel les poids, le pouvoir et les éléments de force seront complètement redistribués. Pourquoi faire l’Europe ? Pour que le monde que nous laisserons à nos enfants, même s’il est moins « eurocentrique », soit basé sur les valeurs européennes.

Enrico Letta est président de l’Institut Jacques-Delors. Il prononcera le 4 octobre la conférence inaugurale du cycle économique des 20e Rendez-vous de l’histoire, à Blois, qui se déroulent du 4 au 8 octobre avec pour thème « Eurêka : inventer, découvrir, innover ».

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *