La plupart des Occidentaux prennent très au sérieux la stagnation destructrice du processus de paix au Moyen-Orient, qu’ils envisagent principalement sous l’angle du conflit Palestine-Israël. La conférence pour la paix au Proche-Orient, qui doit se tenir dimanche 15 janvier à Paris, est considérée par la plupart des acteurs et observateurs comme une contribution sérieuse de la France et du président Hollande à la stabilisation du Moyen-Orient. Cette région du monde, de par sa proximité avec le continent européen, lui communique en effet une part de son instabilité, et constitue ainsi un défi stratégique pour la sécurité de l’Union européenne.
Mais l’enjeu de la paix au Moyen-Orient doit être également envisagé sous un autre angle, d’un poids historique tout particulier pour l’Europe comme pour Israël : la paix doit aussi être envisagée sous l’angle de la survie du peuple juif. Je suis né en Israël un an après sa création du fait de survivants de l’Holocauste. Tous mes camarades de classe étaient des enfants de survivants de l’Holocauste. En ce temps-là, Israël nous enseigna, à nous, jeunes et fragiles écoliers, enfants de survivants de l’Holocauste, que l’objectif ultime de l’Etat juif était, en des temps de menace et de chaos, de servir de havre, de refuge sûr, au peuple juif.
Cette mission-là, nous expliquait-on, était l’essence même du sionisme. Le monde occidental, parce qu’il avait désastreusement échoué à empêcher les nazis de perpétrer l’Holocauste, offrait à cet Etat démocratique moderne qu’était Israël la protection nécessaire pour qu’il survive à l’hostilité destructrice de ses voisins arabes. Des accords de réparation signés en septembre 1952 entre le chancelier allemand Konrad Adenauer et le premier ministre israélien David Ben Gourion au nouvel accord de coopération militaire israélo-américain conclu en septembre 2016 à Washington – en passant par la coopération en matière de défense entre la France et Israël durant les années 1960 –, le peuple juif se vit donner l’arsenal nécessaire pour consolider ce havre, ce refuge sûr, pour assurer sa défense et sa prospérité. Depuis l’après-guerre, l’antisémitisme s’était fait par ailleurs de moins en moins agressif, jusqu’à ne plus représenter de véritable menace pour les juifs, que ce soit aux Etats-Unis ou en Europe. En fait, les juifs vivant alors sur ces continents, hors d’Israël, ont connu une existence caractérisée par la sérénité, la sécurité et la prospérité – ce qu’Israël ne pouvait guère leur offrir.
Bientôt, le dernier survivant de l’Holocauste rendra l’âme, en raison de son âge. Pour les jeunes générations, l’Holocauste n’est plus une expérience, ni un souvenir ancestral, mais un récit, un chapitre dans les livres d’histoire. De façon coïncidente, nous avons assisté ces dernières années à une résurgence foudroyante et générale de l’antisémitisme, que ce soit dans certains discours politiques toxiques ou dans le cadre de campagnes hostiles à Israël, comme « Boycott, désinvestissement et sanctions » [BDS], sans parler de la xénophobie classique. Une Europe déroutée par la réémergence du nationalisme et le choc tectonique du Brexit est en proie à une certaine confusion, et de même l’Amérique, qui a assisté il y a peu à l’étrange et furieuse ascension de Donald Trump jusqu’à la Maison Blanche.
L’antisémitisme faisant donc sa réapparition dans l’hémisphère occidental, il est logiquement attendu de l’Etat d’Israël qu’il remplisse à nouveau sa mission originelle, qu’il joue pour les juifs son rôle crucial de refuge sûr dans l’éventualité d’une grande vague de violence les visant. Lorsqu’il s’est rendu en France il y a deux ans, immédiatement après les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou s’exprima en public sur un ton plutôt pompeux, affirmant à son auditoire qu’Israël était le refuge sûr de tous les juifs, appelant les juifs français – à la grande consternation, en ce très critique moment de vulnérabilité, des dirigeants français – à émigrer vers Israël, à faire d’Israël – et non plus de la France – leur patrie.
Eternels défis existentiels
Mais Israël peut-il remplir cette mission avec succès ? Non, à moins de se réconcilier avec les Palestiniens, condition absolue à sa survie dans ce très dangereux Moyen-Orient. En dépit de sa formidable supériorité militaire et technologique, l’Etat d’Israël ne sera jamais en mesure de servir un tel objectif, sauf à s’impliquer dans un processus sérieux de réconciliation avec les Palestiniens. S’il échoue, ses fondements démocratiques s’effriteront, ses valeurs libérales entreront aussi en corrosion, et c’est par l’épée seule que cet Etat continuera de faire face aux éternels défis existentiels qui se posent à lui. Les Palestiniens, quant à eux, ne pourront jamais s’impliquer dans un processus de réconciliation dont le point de départ est pour l’instant, à leurs yeux, synonyme de défaite. La condition sine qua non d’une réconciliation viable réside donc dans une estime réciproque. Tel est l’enjeu. Et ce résultat ne peut être atteint qu’au moyen d’un processus de paix conduisant à une partition du pays et à la création de deux Etats : Israël, berceau biblique du judaïsme jouant pour les juifs son rôle de refuge sûr, et la Palestine, en tant que la manifestation ultime de l’autodétermination du peuple palestinien dans un Etat souverain lui appartenant en propre, sur sa terre natale et patrie historique.
Aujourd’hui, avec cinquante années d’occupation derrière lui, l’Etat d’Israël emprunte le chemin exactement inverse, optant pour un nationalisme colonisateur mêlant exclusivisme ethnique et primauté ethnique – un mélange évoquant pour beaucoup le système sociopolitique sud-africain sous l’apartheid. Pareille orientation met en péril le peuple juif.
La question est la suivante : combien de temps encore le monde occidental tolérera-t-il cet acharnement d’Israël à exclure les Palestiniens de Palestine, à annexer leurs terres et à les maintenir dans des enclaves fragmentées, leur déniant tout droit ? Quand donc les pays occidentaux, les Etats-Unis et l’Europe en particulier, conditionneront-ils la protection qu’ils apportent à Israël à la bonne volonté de ce dernier d’accorder à la Palestine l’espace vital dont elle a besoin, afin que celle-ci accepte d’être un partenaire sérieux dans le processus de paix au Moyen-Orient ? La conférence de Paris pour la Paix est le cadre idéal pour rappeler tous ces enjeux et poser les bases d’un tel processus.
La résolution 2334 du Conseil de sécurité des Nations unies, votée le 23 décembre 2016, et le discours prononcé quelques jours plus tard à Washington par le secrétaire d’Etat américain John Kerry laissent penser que l’initiative française peut être une occasion formidable de relancer le processus de paix au Moyen-Orient et de créer un collectif international destiné à soutenir et accompagner ce processus sur le long terme. Puisse cette conférence permettre à la Palestine de devenir un partenaire véritable dans un processus de paix au Moyen-Orient renouvelé, et offrir à Israël la possibilité de s’impliquer dans des négociations de paix ouvrant la voie à la réconciliation.
Ilan Baruch, ancien ambassadeur d’Israël en Afrique du Sud, a renoncé en 2011 à tout poste pour divergences de vues avec le gouvernement israélien. Traduit de l’anglais par Frédéric Joly.