Pour un féminisme sans orientalisme

En 1978, l'écrivain palestinien Edward Said développait aux Etats-Unis une analyse critique de l'orientalisme qui demeure d'actualité : en renvoyant l'Orient dans une altérité radicale, cette représentation savante a fonctionné dans l'Europe colonisatrice comme une opération de pouvoir d'autant plus efficace qu'elle se niait comme telle. Hier comme aujourd'hui, l'orientalisme renvoie en miroir l'image d'un "occidentalisme" : c'est un même culturalisme qui dessine les figures inversées, mais pareillement imaginaires, de l'Orient et de l'Occident.

Depuis la fin de la guerre froide, comme au temps des colonies, l'orientalisme connaît de beaux jours. La rhétorique du "conflit des civilisations", dont l'intellectuel américain Samuel Huntington s'est fait le héraut en 1993, inspire aujourd'hui notre ministre de l'intérieur : selon Claude Guéant, "toutes les civilisations ne se valent pas". Depuis le 11-Septembre, on parle même d'un "conflit sexuel des civilisations" : contre l'islam en particulier, on a découvert les vertus de l'égalité entre les sexes pour mieux stigmatiser l'immigration.

Ainsi, avant de se convertir tout récemment, à l'occasion de la controverse sur l'abattage halal, à la défense des droits des animaux, nos gouvernants invoquaient déjà les droits des femmes : au contraire d'"eux", "nous" traiterions bien les femmes. Pendant la campagne présidentielle de 2007, c'est en ces termes que Nicolas Sarkozy justifiait la création d'un ministère de l'immigration et de l'identité nationale : il définissait celle-ci, par contraste avec celle-là, en termes "républicains" : chez nous, "les femmes sont libres".

Autrement dit, "chez eux", elles ne sauraient l'être : polygamie, mariages forcés, viol ou virginité imposée, hijab voire niqab, tel serait l'ordinaire, forcément sexiste, des "autres". D'un côté, la démocratie choisie ; de l'autre, l'oppression subie. Or, cette rhétorique s'applique à l'intérieur ou à l'extérieur de nos frontières - au Maghreb ou dans les banlieues : la sollicitude affichée pour les femmes justifie le rejet du garçon arabe comme de l'islamiste barbu. C'est ainsi qu'en Europe le supposé "conflit sexuel des civilisations" a paré la xénophobie et le racisme des atours de la démocratie sexuelle.

Les révolutions arabes sont venues bousculer cette vision du monde. D'un seul coup, on s'est interrogé : la démocratie n'était-elle pas du côté des peuples qui se soulevaient contre la dictature, plutôt que des gouvernements européens qui sous-traitaient au dictateur libyen la gestion des immigrés pour ne pas s'embarrasser des droits de l'homme, ou qui proposaient aux dirigeants algériens et tunisiens, pour résister à la pression d'une rue assoiffée de liberté, "le savoir-faire, reconnu dans le monde entier, de nos forces de sécurité" ?

Deux réactions se dessinent depuis lors, qui visent à préserver, nonobstant l'actualité, le partage rhétorique entre "eux" et "nous". La première consiste à renoncer à s'encombrer de démocratie sexuelle : d'un seul coup, les droits des femmes paraissent moins urgents. C'est bien dans le contexte du "printemps arabe" qu'on peut comprendre l'humeur du chef de l'Etat français s'interrogeant, le 8 mars 2011, sur l'utilité de ce qu'il appelait "la Journée de la femme" : "C'est sympathique, il faut le faire, enfin parfois il faudrait qu'on se concentre sur l'essentiel." Et d'insister : "Il y aurait beaucoup à dire parce que ça voudrait dire que les autres, c'est des journées des hommes alors ? Très curieux quand même comme système. Franchement."

Ce n'est donc pas un hasard si, à la rentrée 2011, la Droite populaire emboîte le pas à Christine Boutin, présidente du Parti chrétien-démocrate, pour dénoncer l'introduction du "genre" dans des manuels de sciences et vie de la Terre : contre Simone de Beauvoir, il s'agit, pour ces conservateurs, de réhabiliter l'idée qu'on naît femme, plutôt qu'on ne le devient. S'il n'est pas surprenant que l'aile la plus réactionnaire de la majorité gouvernementale s'engage dans une telle croisade, il est plus remarquable qu'elle obtienne le soutien de ses dirigeants.

Tout se passe comme si l'on revenait alors aux années 1990 : contre le "féminisme à l'américaine", accusé de dénaturaliser la différence des sexes en parlant de gender, il faudrait refonder en nature l'ordre sexuel. Après les révolutions arabes, le "conflit sexuel des civilisations" appartiendrait-il au passé ?

A côté de cette droite désorientée, une autre réaction se fait entendre, qui s'emploie à préserver le lien entre féminisme et orientalisme : loin de renouer avec les valeurs chrétiennes, il revendique un combat pour la laïcité fondant l'Occident sur l'héritage des Lumières. Et de s'inquiéter de l'islamisme, qui menacerait la liberté des femmes après les révolutions davantage encore que sous les dictatures. L'illusion démocratique serait dissipée dans le monde arabe par l'échec de la démocratie sexuelle : la libération des peuples s'avérerait une simple ruse de la domination masculine.

Le féminisme est ainsi confronté à un dilemme. Sans doute ne risque-t-il pas d'être attiré par la Droite populaire, peu suspecte d'engagement dans la lutte contre le sexisme. Cependant, certaines féministes ne peuvent-elles être tentées, à l'instar d'Elisabeth Badinter, de juger qu'"en dehors de Marine Le Pen, plus personne ne défend la laïcité" ? Mais à l'inverse, refuser toute compromission avec la xénophobie et le racisme condamne-t-il à nier les menaces qui pèsent encore sur les droits des femmes dans le monde arabe ?

Il convient de récuser une telle alternative. Pour écarter toute instrumentalisation au service de la politique d'identité nationale, il suffit de rappeler que les menaces contre les femmes ne définissent pas une civilisation plutôt qu'une autre ; elles traversent toutes les sociétés. Sans doute le conservatisme des islamistes n'est-il guère rassurant ; mais le conservatisme sexuel est bien présent en France aussi, à l'heure ou le Front national veut cesser de rembourser les "avortements de confort", tandis que Nora Berra, secrétaire d'Etat à la santé, s'oppose à la gratuité et à l'anonymat de la contraception pour les mineures.

Autrement dit, au Maghreb comme en France, il s'agit de politique, et non de culture. Contre le culturalisme du "conflit des civilisations", il faut miser sur un féminisme sans orientalisme. Face à la droite désorientée, c'est le moment de désorientaliser le féminisme.

Par Eric Fassin, sociologue, université Paris-VIII.

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