Pour un Livre blanc européen de la défense et de la sécurité

Responsabilité régalienne par excellence des Etats, la souveraineté ne saurait se dissocier de la puissance. Qu’est la souveraineté sans la puissance, quand il faut protéger ses intérêts ? Le monde du XXIe siècle est celui des Etats continents, comme la Chine, la Russie, les Etats-Unis ou l’Inde, plus puissants que chaque Etat européen pris isolément.

Aussi, les Etats européens n’ont qu’une alternative : soit le choix d’alliances au cas par cas, au gré des circonstances et des aléas de la conjoncture, soit l’union de leurs forces, afin d’atteindre la puissance suffisante pour protéger leurs intérêts et leurs valeurs, conserver une influence et éviter d’être dominés.

En signant, le 13 novembre, une notification conjointe sur la « coopération structurée permanente » (CSP, en anglais Pesco), vingt-trois Etats membres de l’Union européenne (UE) ont clairement exposé leur volonté de renforcer leur coopération dans le domaine de la sécurité et de la défense et d’avancer dans la direction d’une union de leurs forces.

Une mutualisation européenne permettra aux Etats s’y engageant d’atteindre ensemble des capacités d’action supérieures à celles qu’ils pourraient espérer en restant seuls. L’union des forces aura l’effet multiplicateur de puissance nécessaire à l’autonomie stratégique de l’UE.

Dépasser la coopération intergouvernementale

Le réalisme de cet objectif dépend des formes prises par la mutualisation, avec les visées suivantes : dans le domaine politique, la définition d’intérêts communs, l’acceptation de risques partagés par tous, une solidarité politique assumée et crédible et enfin une déclinaison diplomatique visible ; dans le domaine opérationnel, des structures de direction et de commandement européennes efficaces, des capacités et modes d’action opérationnels adaptés, des forces entraînées à agir ensemble et interopérables ; dans le domaine industriel, un accroissement des programmes de recherche et développement en coopération, répondant aux besoins opérationnels communs et alimentant une base industrielle et technologique de défense (BITD) européenne capable de garantir l’autonomie stratégique de l’UE.

Avancer dans ces directions signifie dépasser la coopération intergouvernementale, où chaque organe décisionnel fonctionne à partir de l’intersection d’intérêts nationaux souvent divergents, avec des priorités variées selon la position géographique, la taille et l’histoire des Etats, et qui aboutit en général au plus petit commun dénominateur. Avancer signifie aussi considérer l’UE comme une entité, fondée sur des valeurs et un destin communs, à défendre en tant que telle.

C’est pourquoi les besoins et priorités de défense et de sécurité de cet ensemble doivent être analysés et définis selon une vision commune, concrétisée par un document fondateur, un Livre blanc européen « défense et sécurité », qui compléterait les analyses nationales et leur fournirait un cadre de cohérence. Ce point de départ est incontournable pour favoriser l’émergence de souverainetés partagées.

Convergence des intérêts de sécurité des Etats membres

Ce Livre blanc de défense et de sécurité compléterait, d’une part, la stratégie européenne de sécurité intérieure 2015-2020, où sont abordées les priorités que sont le renforcement de la protection des installations critiques, la lutte contre le terrorisme et la radicalisation, celle contre la grande criminalité et celle contre la cybercriminalité, d’autre part les travaux doctrinaux ayant conduit à l’élaboration de la nouvelle stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité de l’UE (2016), en favorisant chaque fois que possible la convergence des intérêts de sécurité des Etats membres, le rapprochement des cultures opérationnelles et l’émergence d’un « leadership européen » :

La convergence des intérêts de sécurité reposerait sur l’analyse partagée des risques et défis de sécurité. Cette analyse permettrait de cerner des intérêts supérieurs européens, intégrant et dépassant à la fois les intérêts nationaux, et d’examiner les réponses possibles aux menaces, aux échelons européens, régional et national, ainsi que les mesures de cohérence entre ces niveaux.

Un lien de cohérence serait ainsi créé entre intérêts de sécurité européens et nationaux, ouvrant la voie à une certaine complémentarité des défenses nationales et à leur renforcement mutuel, stimulant la solidarité des Etats membres et confortant les Européens dans leur communauté de destin. Il autoriserait aussi une meilleure anticipation des réactions politiques et opérationnelles possibles de l’UE aux menaces, une répartition plus juste des efforts de défense, une approche capacitaire harmonisée, un partage plus équilibré des coûts d’intervention dans les crises et la clarification des domaines où devrait jouer l’assistance mutuelle.

Cette approche globale donnerait sens aux coopérations renforcées d’Etats sur une base régionale ou transverse et aux actions de certains d’entre eux agissant au nom de l’Union contre des menaces, dans le cadre de l’article 44 du traité de Lisbonne. Elle pourrait même démarrer avec quelques pays, ce que permet la coopération structurée permanente en cours de lancement.

Des cultures nationales éloignées

La convergence des cultures opérationnelles serait stimulée par la préparation de réponses européennes. Malgré l’habitude des militaires de travailler ensemble, notamment dans les états-majors intégrés de l’OTAN, les cultures nationales restent éloignées.

Une analyse commune des besoins et des réponses envisagées conduirait à définir des concepts et des doctrines communes. Elle encouragerait les mutualisations, en renforçant les coopérations et en développant progressivement une logique de juste intégration, en commençant par les fonctions de préparation et de soutien (formation, logistique, maintenance). Le rapprochement des besoins opérationnels susciterait une réduction des coûts dans de nombreux domaines, ce qui se traduirait par davantage de moyens à budget équivalent.

Enfin, l’émergence d’un « leadership » européen, politique et opérationnel, visible et crédible serait portée par ce Livre blanc. Par l’affirmation de leurs besoins de défense et de sécurité au plan continental et des réponses à y apporter, les Européens créeraient les conditions de leur autonomie stratégique et d’une certaine unité d’action.

Cette évolution rejoindrait l’intérêt des Etats, en accroissant leur capacité de défense et de sécurité en échange de l’acceptation d’un cadre commun partagé. Elle ouvrirait la voie vers plus d’intégration, tout en respectant les prérogatives des Etats. Elle surmonterait les blocages issus du simple croisement des intérêts nationaux. Elle renforcerait en outre les capacités européennes dans le cadre du partenariat transatlantique (OTAN).

Des avancées

Dans le champ de la sécurité comme de la défense des avancées se dessinent, à la suite de prises de position récentes du Conseil européen, portant sur la création de l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes ou le renforcement de la coopération en matière de sécurité, mais aussi sur l’objectif d’autonomie stratégique de la stratégie globale de l’UE, de récentes propositions de la Commission européenne en matière de financement des investissements de défense et de la notification toute récente de vingt-trois Etats membres à s’engager dans la coopération structurée permanente.

Toutefois la dynamique est loin d’être achevée et un grand chemin reste à parcourir pour conduire à de véritables partages volontaires de souveraineté, seuls gages d’efficacité dans un monde interdépendant et compétitif. Le Livre blanc pour la défense et la sécurité en constituerait un jalon significatif.

Membres du bureau de l’association EuroDéfense-France, les signataires sont : Patrick Bellouard (président d’Eurodéfense-France, IGA 2S), Jean-Charles Boulat (directeur des affaires UE et OTAN, du groupe industriel Naval Group), Jean Cady (ancien secrétaire général adjoint de l’ONU), Colin Cameron (président, Europe Institut des hautes études de défense nationale), Patrick de Rousiers (général d’armée aérienne 2S, ancien président du comité militaire de l’Union européenne), Michel Desmoulin (président d’honneur de l’Union des associations d’auditeurs de l’Institut des hautes études de défense nationale), Jacques Favin-Lévêque (général 2S, ancien délégué général du Groupement des industries de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres), Patrick Hébrard (vice-amiral d’escadre 2S), Jean-Loup Kuhn-Delforge (ancien ambassadeur), François Laumonier (ancien ambassadeur), Jean-Paul Palomeros (général d’armée aérienne 2S, ancien chef d’état-major de l’armée de l’air, ancien commandant allié transformation de l’OTAN), Jean-Paul Perruche (général 2S, ancien directeur général de l’état-major de l’Union européenne), Jean Rannou (général d’armée aérienne 2S, ancien chef d’état-major de l’armée de l’air), Philippe Roger (IGA 2S), Cyrille Schott (ancien directeur de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice) et Denis Verret (président, DV Conseil).

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *