Pour un revenu de base individuel, universel et libre d’obligation

Mark Zuckerberg et Yanis Varoufakis le défendent. Les Suisses lui ont consacré un référendum, les Finlandais l’expérimentent. Et l’Italie, dit-on, vient de le mettre en pratique. En France, Benoît Hamon en a fait sa proposition phare lors des primaires de la gauche, en 2017, et le gouvernement actuel est en passe de créer un dispositif portant un nom fort proche. Mais lorsqu’on parle de « revenu de base », de « revenu de citoyenneté », de « revenu universel » ou de « revenu universel d’activité », s’agit-il bien de la même chose ?

Quand la popularité d’une idée explose et que l’intérêt qu’on lui porte se met à franchir allègrement clivages politiques et frontières nationales, il est inévitable que la confusion s’installe. C’est pour contribuer à dissiper cette confusion et à fournir un aperçu approfondi de l’histoire de l’idée de revenu de base et des débats qu’elle suscite aujourd’hui que nous avons publié un livre, dont la version française vient de paraître [Le Revenu de base inconditionnel. Une proposition radicale, La Découverte, 588 pages, 26 euros]. Nous sommes en effet convaincus que les variantes les mieux conçues de cette idée doivent guider les futures réformes de la protection sociale.

L’argument le plus fondamental en la faveur d’un revenu de base inconditionnel peut être exprimé très simplement : fournir un socle de sécurité économique constitue le moyen le plus efficace de garantir un minimum de liberté réelle à chacune et à chacun, et en particulier à celles et ceux qui en ont le moins. Dûment calibré et intégré à notre sécurité sociale, le revenu de base n’a pas seulement l’avantage de réduire la trappe inhérente aux filets de sécurité conventionnels et de diminuer le taux de non-recours parmi les personnes les plus vulnérables et les moins bien informées.

Il facilite aussi un va-et-vient souple entre l’emploi, la formation et les activités bénévoles, et constitue de ce fait aujourd’hui, en complément de l’apprentissage tout au long de la vie, un instrument crucial au service d’une économie efficace. Il est surtout l’ingrédient central d’une société dans laquelle la liberté de s’épanouir, par le travail et en dehors du travail, sera plus largement partagée et plus équitablement distribuée.

Au-delà de l’assistance sociale

C’est sa triple inconditionnalité qui fait du revenu de base un puissant instrument d’émancipation. Revenu régulier payé en espèces à chaque membre d’une société, indépendamment de sa situation familiale, de ses autres revenus et de sa relation à l’emploi, il s’écarte radicalement des dispositifs existants de revenu minimum relevant de l’assistance sociale. Ceux-ci réservent en effet les paiements aux plus pauvres, tiennent compte de la composition des ménages pour en fixer le montant et obligent leurs bénéficiaires à être disponibles sur le marché du travail. Le revenu de base, lui, est individuel, universel et libre d’obligation.

Le revenu universel d’activité promis par le gouvernement actuel demeure, comme le revenu de solidarité active (RSA), un dispositif d’assistance sociale. Il en va de même du Hartz IV instauré en Allemagne en 2005, du universal credit graduellement mis en place au Royaume-Uni depuis 2013, et du reddito di cittadinanza introduit cette année en Italie. Certes, ces dispositifs diffèrent sensiblement les uns des autres sous de multiples aspects : le montant maximum par personne, sa dégressivité en fonction de la taille du ménage et des revenus issus d’autres sources, le caractère plus ou moins strict de l’obligation de travailler. Mais il s’agit chaque fois de dispositifs ciblés sur les ménages pauvres.

En revanche, on peut supposer que c’est bien un vrai revenu de base que Mark Zuckerberg avait en tête lorsqu’il s’est fait l’avocat d’un « universal basic income » dans son discours à Harvard en 2017, et c’est certainement un tel revenu que Yanis Varoufakis avait à l’esprit lorsqu’il a fait du « basic dividend » une proposition centrale de son mouvement DIEM25. C’est indiscutablement aussi une proposition de revenu de base que les citoyens suisses ont rejetée à une majorité de 77 % en juin 2016, ou que Benoît Hamon a lancée lors des primaires de la gauche fin 2016, et enfin qui a été soumise à un test expérimental impliquant 2 000 chômeurs finlandais de janvier 2017 à décembre 2018.

Deux calculs et un dilemme

Bien sûr, ici aussi, on note des différences notables entre les propositions. Ainsi, les initiateurs de la consultation populaire suisse défendaient un montant de l’ordre de 2 300 euros par personne et par mois, tandis que le montant expérimenté en Finlande était de 560 euros. Mais pour se faire une opinion sur une proposition particulière, le montant du revenu de base importe moins que la manière dont il serait financé et le degré auquel il remplacerait les transferts existants.

Un exercice très prisé par ceux qui ne raffolent pas de l’idée consiste en effet à effectuer deux calculs et à conclure à un dilemme. Premier calcul : on abolit tous les transferts existants et on affecte la somme ainsi épargnée à un revenu de base uniforme distribué à tous. Mais on constate alors que le sort d’innombrables ménages pauvres s’en trouverait détérioré. Deuxième calcul : on ajoute le revenu de base à tous les revenus, y compris les transferts, et on augmente les prélèvements en conséquence. On observe alors que les taux marginaux d’imposition exploseraient. Conclusion : l’idée est soit socialement inacceptable, soit économiquement insoutenable.

Les exercices pertinents, cependant, doivent prendre une autre forme. Il s’agit certes de réduire ou supprimer des allocations sociales et des exonérations fiscales, mais de manière à ce que le revenu de base compense ou surcompense l’impact de ces réductions et suppressions sur le revenu des ménages les plus défavorisés. Il s’agit ensuite de calculer le coût net qui subsiste et de le couvrir par une augmentation des prélèvements – directs ou indirects – sur les revenus élevés. C’est à un exercice de ce type que s’est par exemple livré l’économiste Marc de Basquiat pour la version qu’il propose en France.

L’ampleur de ce coût net est largement inférieure au coût brut obtenu en multipliant simplement le montant du revenu de base par le nombre de bénéficiaires. Mais avec un montant dépassant les 2 000 euros comme dans la proposition suisse, ce coût net n’en serait pas moins prohibitif.

Comment avancer ?

Pour déterminer quel niveau il est alors raisonnable de choisir, est-il utile de recourir à des expérimentations du type de celle qui a été menée en Finlande ? La réponse est non. Cette expérimentation peut, à juste titre, être considérée comme portant sur un véritable revenu de base, puisque l’allocation était rendue inconditionnelle aux trois sens indiqués, et les résultats provisoires actuellement disponibles pour la première année ne sont pas inintéressants.

Ainsi, ils révèlent une diminution de la participation des bénéficiaires au marché du travail au cours du premier semestre, mais une augmentation de cette participation au cours du second. En outre, des entretiens menés au terme de la deuxième année suggèrent une amélioration significative de leur état de santé et un optimisme accru quant à leurs perspectives d’emploi.

Mais même lorsque tous les résultats seront connus, ils ne permettront pas de trancher la question de la soutenabilité d’un revenu de base dans le contexte de la Finlande d’aujourd’hui. D’abord, les participants savaient bien sûr que cette situation ne durerait que deux ans, pas toute la vie. Ensuite, l’échantillon n’incluait que des chômeurs de longue durée. L’expérimentation ne permet donc d’étayer aucune conjecture sur la modification de l’offre de travail des personnes actuellement occupées. Enfin, bon nombre d’effets probables d’une réforme s’appliquant à toute la population d’un pays sont indétectables lorsqu’elle n’est appliquée qu’à quelques milliers d’individus dispersés sur l’ensemble du territoire.

Que faire alors pour avancer sans se rendre coupable d’une témérité irresponsable ? Il faut d’abord procéder à des réformes moins radicales, qui rendent plus crédible l’introduction d’un revenu de base substantiel tout en réduisant son coût net.

Il peut par exemple s’agir de rendre les dispositifs conditionnels de revenu minimum plus généraux, plus inclusifs, moins compliqués – ce que à quoi devrait contribuer la mise en place du « revenu universel d’activité » en France. Ou d’intégrer mieux revenu minimum et fiscalité. Ou encore d’instaurer un dividende-carbone universel pour accompagner l’introduction d’une taxe carbone qui le financerait. Et surtout de transformer la base des dispositifs assistanciels en un véritable socle, modeste mais pleinement inconditionnel.

Comme après l’introduction des très petites premières pensions de retraite, on pourra ensuite s’enhardir à aller plus loin. Et l’on ne tardera pas à se demander comment nos sociétés ont pu aussi longtemps se passer d’un tel instrument, simple et efficace, au service de la liberté de toutes et de tous.

Philippe Van Parijs, professeur à l’université de Louvain, a fondé en 1986 le Basic Income European Network, rebaptisé en 2004 Basic Income Earth Network (BIEN); Yannick Vanderborght est ­professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles.

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