Pour une agroécologie à la fois plus efficace et plus équitable que le modèle industriel

L’agriculture industrielle et l’industrie chimique réincarnent, respectivement, Faust et Méphistophélès : Faust a sacrifié son âme, l’agriculture industrielle sacrifie la santé d’êtres vivants et l’intégrité de la nature. Comment en est-on arrivé là ?

Le sol fertile est un écosystème extraordinairement riche de composantes minérales, végétales et animales, et d’interactions entre elles. D’Aristote qui rendait notamment hommage aux vers de terre pour leur travail incessant d’aération du sol et de recyclage de déchets organiques, à Daniel Hillel, agronome et ingénieur inventeur de la micro-irrigation (jusqu’à 80 % d’économie d’eau d’irrigation) et auteur de Soil in the Environment (synthèse la plus achevée des rapports entre sol, cultures et environnement), une longue lignée de scientifiques et de praticiens ont mis en évidence l’importance pour la santé et les rendements des cultures de l’insertion harmonieuse de celles-ci dans le « système » sol.

A tout cela l’agriculture industrielle tourne le dos. Le sol n’y est plus pour l’essentiel qu’un réceptacle de substances issues de la chimie industrielle, engrais et biocides. Certes les plantes ont besoin d’éléments nutritifs, en particulier l’azote. Mais l’excès du bon est mauvais. Aux Etats-Unis et en Europe, les agriculteurs apportent en moyenne 200 à 250 kilos par hectare et par an d’engrais azotés, dont 20 % à 30 % seulement sont absorbés par les plantes.

Le danger des biocides

L’excès d’apports est encore plus élevé en Chine, où les agriculteurs restent persuadés que les rendements sont proportionnels aux apports d’azote. Les quantités en excès ne sont pas seulement gaspillées, elles polluent sévèrement l’eau et l’air, contribuent à l’effet de serre par émission d’un gaz, l’oxyde nitreux, dont chaque molécule a la même action que 300 molécules de CO2. En outre les résidus d’engrais dans le sol engendrent des réactions chimiques qui le dégradent au point, lorsqu’un seuil est franchi comme en Chine, de le rendre toxique aux plantes.

L’utilisation des biocides (pesticides, herbicides, fongicides) est encore plus irresponsable que celle des engrais. Ils dévastent la vie dans le sol comme dans les eaux où ils sont entraînés. Ils sont extrêmement dangereux pour les agriculteurs qui les manipulent, ainsi que pour la santé publique car ils diffusent bien au-delà de leurs cibles, franchissant même la barrière du cerveau humain et déjouant la protection du ventre de la mère. Ils tuent souvent plus efficacement les alliés que la nature offre dans la lutte contre les agresseurs des cultures que ces agresseurs eux-mêmes.

Tout cela au nom d’une augmentation des rendements, qui a effectivement été obtenue de force sans égard aux « effets collatéraux » comme on dit dans le langage militaire, mais qui tend à s’épuiser. Dans son rapport spécial Agriculture (2008), la Banque Mondiale elle-même s’inquiète : « Les signaux s’accumulent de manière alarmante montrant que la productivité de beaucoup de systèmes intensifs ne peut plus être soutenue avec les méthodes culturales courantes ».

Imposer aux pays pauvres un modèle qui apparaît comme de plus en plus inadapté dans les pays relativement riches conduit au désastre. Il s’agit même de crimes lorsque des groupes privés ou publics américains, chinois, coréens, indiens, saoudiens, etc. et marginalement européens, acquièrent avec la complicité de gouvernements locaux corrompus d’immenses étendues de terres fertiles en Afrique, en Amérique centrale, dans des pays asiatiques pauvres comme le Cambodge et le Laos, en chassent les occupants et installent des exploitations industrielles géantes dont les récoltes sont exportées vers les pays prédateurs.

La « dame aux acacias »

A coups de chimie et d’irrigation massive, il leur est facile d’obtenir – au moins aussi longtemps que les sols et les ressources en eau ne sont pas épuisés – des rendements largement supérieurs à ceux obtenus avec des moyens insuffisants par les agriculteurs évincés, auxquels il ne reste plus grand-chose pour survivre, quand ils n’ont pas été éliminés physiquement. Ce n’est manifestement pas la voie pour nourrir les populations des pays agressés. Quelles perspectives celles-ci peuvent-elles espérer ?

Des agriculteurs de plus en plus nombreux, soutenus par des conseillers techniques qui ne sont pas prisonniers de l’idéologie attachée au modèle industriel, développent des approches – appelons-les du terme générique « agroécologiques » – à la fois plus efficaces et plus équitables.

Pour en donner une illustration concrète, parmi bien d’autres, arrêtons-nous un moment dans le Sud tunisien. Comme beaucoup de régions semi-arides, le Sud tunisien est affecté par des sécheresses de plus en plus fréquentes et intenses et subit l’avancée du désert. L’agroforesterie semble pouvoir être la parade.

Au départ, une pionnière, la Franco-Tunisienne Sarah Toumi – maintenant connue comme la « dame aux acacias » et inscrite dans la liste mondiale des « 30 under 30 social entrepreneurs » du magazine américain Forbes – s’est employée à convaincre les agriculteurs de planter au milieu de leurs cultures des acacias, de la variété qui domine les savanes africaines. Ici les arbres ne sont ni isolés ni rassemblés, ils forment un réseau régulier et espacé de façon à obtenir un maximum d’efficacité.

Utile et trop méconnu moringa

La gamme des services que peuvent rendre ces acacias est étonnante. L’acacia est une légumineuse, comme le haricot ou le soja : à ses racines adhèrent des bactéries qui fixent l’azote de l’air et le transmettent à l’arbre et au sol environnant ; cela épargne des engrais. Cette propriété a déjà permis à elle seule de tripler les rendements en maïs dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne.

Les feuilles sont utilisées en salades et entrent dans la composition de divers plats. Elles sont d’autant plus précieuses qu’elles se développent pendant la saison sèche : lorsque celle-ci se prolonge au-delà de la normale, ces feuilles assurent une soudure alimentaire essentielle. Les graines donnent de l’huile alimentaire, et la sève la gomme arabique vendue à des clients industriels.

Les racines s’enfoncent profondément dans le sol, qu’elles contribuent à stabiliser. Elles font aussi office de canaux de circulation de l’eau, la stockant en profondeur quand elle est abondante et la ramenant à la surface quand la sécheresse sévit. Enfin, le bois de l’acacia est d’une qualité telle qu’il a pu être utilisé pendant l’Exode pour fabriquer le Tabernacle…

Les conseillers agroforestiers ont incité à ajouter à l’horizon des cultures au sol et à celui des frondaisons des acacias, un horizon intermédiaire constitué d’arbres de taille plus modeste importés d’Inde et déjà présents dans certaines régions d’Afrique subsaharienne. Il s’agit du moringa, dont l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a fait l’une des vedettes de sa revue des végétaux traditionnels utiles et trop méconnus.

Coopération intelligente

Toutes les composantes du moringa sont comestibles, en particulier les feuilles qui elles aussi poussent à la saison sèche ; certaines d’entre elles ont aussi des vertus antibiotiques, antispasmodiques et antiulcérins. Selon la fiche technique de la FAO, ces feuilles contiennent « plus de beta-carotène que la carotte, plus de protéines que les pois, plus de vitamines C que l’orange, plus de calcium que le lait, plus de potassium que les bananes, plus de fer que les épinards ».

La multiplication des horizons, outre les ressources qu’elle apporte, fait aussi barrage contre des attaques des bactéries, champignons et insectes, dirigées contre telle ou telle composante du système, en particulier les cultures au sol.

D’autres systèmes agroécologiques, en Amérique centrale, en Inde et Indonésie, au Vietnam, etc., utilisent d’autres combinaisons (voir Eric Toensmeyer, The Carbon Farming Solution, 2016), mais toujours dans un esprit de coopération intelligente et attentive entre science agronomique et forestière, bonne connaissance des spécificités locales et insertion efficace dans le fonctionnement de la nature.

D’intelligence et d’agilité professionnelle, il en faut assurément plus que pour saturer un sol de produits chimiques et d’irrigation extravagante. Mais l’effort est récompensé par de généreux retours sur investissements.

Claude Henry est professeur d’économie à Sciences Po et à l’université Columbia (New York) et professeur honoraire à l’Ecole polytechnique.

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