Pour une armée franco-allemande en 2015

Par Laurent Fabius, député et ancien Premier ministre (LIBERATION, 13/07/06):

Parmi les sujets d'entretien avec Jacques Chirac pour son dernier 14 Juillet, l'un serait particulièrement justifié : l'avenir de notre politique de défense. Le Président est en effet le chef des armées ; or, là comme ailleurs, son bilan est contestable, et je souhaite que 2007 se traduise par un vrai changement dans ce domaine.

Depuis cinq ans, on nous répète qu'il a été possible de remettre enfin à niveau notre défense. La réalité est différente. Je constate d'abord un certain déficit du lien avec la Nation et une pratique institutionnelle dépassée. Certes, le dévouement et la motivation de nos soldats sont remarquables ; la professionnalisation des armées était nécessaire. Mais, sans même évoquer le retard pour mettre en place la réserve militaire, la journée d'appel et de préparation à la défense n'a pas permis de nouer un lien armée-Nation suffisant. Ce déficit est accru par l'absence de contrôle du Parlement sur nos engagements militaires, nos grands choix stratégiques et l'action des services de renseignement. Le lien armée-Nation devra être approfondi dans le cadre du service civique que proposent les socialistes. Il sera renforcé par le rôle accru du Parlement dans la détermination de notre politique de défense et par une démocratisation du statut des militaires.

Retard stratégique aussi : la France fait actuellement reposer sa politique de défense sur un livre blanc qui date de plus de dix ans. Depuis se sont produits des événements majeurs : en 1998, le sommet franco-britannique de Saint-Malo sur l'Europe de la défense ; le 11 septembre 2001, la manifestation effrayante du nouvel hyperterrorisme ; récemment, la crise iranienne, soulignant l'enjeu de la prolifération nucléaire. Face à ce monde chambardé, notre politique de défense s'est bornée à suivre son chemin.

Impasse financière : par incapacité à choisir, des engagements massifs de dépense ont été pris sans les crédits correspondants. Le résultat est que, au rythme des contrats d'armement déjà passés et des projets lancés ou annoncés, il manquera pour les investissements au moins 5 milliards d'euros par an à partir de 2009. Un exemple : le programme des frégates multimissions a été lancé sans que les pays concernés, France et Italie, n'aient prévu de ressource pour le payer. Là aussi, il faudra solder les comptes.

Le prochain président et la prochaine majorité devront faire face à plusieurs impératifs : redéfinir notre politique de défense et de sécurité pour répondre aux nouvelles menaces ; délimiter la portée et le cadre des engagements de nos armées ; assainir la situation financière du secteur ; préserver les compétences technologiques d'un outil industriel qui constitue la clé de l'autonomie politique française et européenne. Il est urgent de remettre de la cohérence. Dire cela, ce n'est en rien vouloir désarmer ou pratiquer des coupes irresponsables au détriment de notre sécurité. C'est regarder la réalité en face. L'avion sans pilote est un concept technologique à développer dans le futur, ce ne peut pas être le principe guidant notre politique de défense !

Dans cet esprit, nous devrons d'abord adapter nos armées aux menaces nouvelles et redéfinir les missions de nos forces. Un livre blanc sur la défense sera rapidement nécessaire, qui prenne en compte les acquis de la politique européenne de sécurité et de défense.

Début 2006, M. Chirac s'est exprimé pour préciser notre doctrine nucléaire. Une réflexion sur l'avenir de notre dissuasion est effectivement indispensable. On en voit l'actualité face à la volonté proliférante de l'Iran ou de la Corée du Nord. On peut s'interroger sur le rôle dissuasif de notre arme nucléaire face aux nouvelles menaces, y compris de nature terroriste. Pour autant, je refuse que cette arme puisse devenir une arme d'emploi comme une autre. Il est indispensable de revenir à des principes simples : la crédibilité de notre dissuasion repose avant tout sur la certitude qu'ont les éventuels attaquants que le président de la République aura recours à cette force si nécessaire. Cette détermination à protéger les Français devra être réaffirmée par le nouveau chef de l'Etat.

Nous devrons redonner davantage de cohérence à nos forces armées. Plus de quinze ans après la chute du mur de Berlin, l'objectif central n'est pas de nous défendre contre les hordes de chars du pacte de Varsovie... Il y a beaucoup de chars et d'avions de combat dans les armées d'Europe, notamment la nôtre, mais pas assez de moyens d'observation, de satellites ou de drones, de moyens de communication ou de transport stratégiques. Cessons de donner priorité aux programmes emblématiques qui coûtent très cher et dont l'utilité réelle n'est pas démontrée. Le nouvel exécutif devra demander sans tarder un audit des programmes en cours. Des choix devront être faits en liaison avec le nouveau livre blanc sur la défense. Deuxième porte-avions, achat de 17 frégates multimissions, commande de près de 300 Rafale : aucun sujet ne devra être tabou. De même, il faudra rationaliser les implantations aujourd'hui dispersées des armées de terre, de l'air, et des services de soutien.

Ces choix devront être accompagnés d'une vraie stratégie européenne d'armement et de défense, seule capable d'assurer la réalité de notre force. Cessons de penser qu'une politique de défense crédible puisse se contenter d'un cadre seulement hexagonal. Le terrorisme ignore les frontières. Ce cadre ne répond pas davantage aux ambitions politiques qu'il nous faut porter pour l'Europe. Les situations où nos armées devront intervenir sur un théâtre d'opérations purement national se raréfieront et ces opérations seront limitées. C'est au niveau européen qu'il nous faudra de plus en plus déterminer le nombre d'avions, de chars, de bateaux de guerre ou de porte-avions nécessaire à notre sécurité. La prochaine loi de programmation militaire, destinée à planifier nos matériels et nos effectifs, devra donc être élaborée en concertation avec les Européens.

Il y a plus de cinquante ans, au sortir de la guerre, les pères fondateurs de l'Europe proposaient la création d'une armée européenne. Pour diverses raisons, cela échoua. Voici que s'ouvre un nouveau siècle. Les intérêts stratégiques des Américains les éloignent dans une certaine mesure de l'Europe ; l'indépendance de celle-ci doit être affirmée ; le moment est venu de jeter les bases d'une armée européenne. Là comme ailleurs, le moteur franco-allemand devra donner l'impulsion. J'entends donc proposer à nos amis allemands la perspective d'une armée commune à l'horizon 2015, un siècle après Verdun. Cela constituera à la fois un symbole magnifique et une nécessité stratégique. Cette démarche nous permettra, à nous Français, de défendre nos concitoyens face aux nouvelles menaces, et à l'Europe d'être un acteur international et décisif de la paix.