Notre pays est placé, par les événements comme par ses choix propres, devant un exercice délicat, qui consiste à gérer l'urgence du moment - la guerre en Libye - sans perdre de vue l'essentiel : le devenir du réveil arabe et des relations futures entre l'Europe et le monde arabe, tout en sachant que les deux sujets sont étroitement corrélés.
S'agissant de la Libye, l'expression de guerre peut surprendre : mais il n'y a pas d'autre mot pour décrire honnêtement le recours à la force létale contre un gouvernement qui est (à juste titre) traité en ennemi. Les frappes militaires ont, dans un premier temps, un impact positif et mesurable, empêchant le massacre promis à la population de Benghazi par le colonel Kadhafi : éviter une répétition de la tuerie de Srebrenica, ce n'est pas rien.
Cependant, les forces de la coalition se trouvent placées sous contrainte. L'opération "Aube de l'odyssée" serait un échec si le colonel Kadhafi continue de maîtriser la Tripolitaine : la mission de protection des populations civiles demeurerait inachevée et, en termes stratégiques, nous risquerions de consacrer la partition de la Libye, posant un précédent redoutable par rapport aux nombreux pays du monde arabe post-ottoman qui, comme la Libye, existent dans leurs frontières actuelles depuis moins d'un siècle.
Le temps est compté pour réussir. En termes opérationnels, les difficultés de la rébellion à surmonter la résistance de Kadhafi nous contraindraient à poursuivre nos frappes, accroissant la probabilité de "dégâts collatéraux" aux dépens de la population que nous avons mandat de protéger. A ce moment-là, nous perdrions la capacité de poursuivre nos frappes. Quoi que nous fassions, nous devrons le faire vite, le cas échéant en recherchant activement des compromis peu appétissants avec l'entourage voire la famille du dictateur afin de hâter son départ.
L'ingérence dans les affaires libyennes après la chute de Kadhafi devra être proscrite, même si la pression des opinions publiques devait jouer en faveur d'une implication active. L'exemple de l'Afghanistan est là pour nous rappeler ce qu'il en coûte de succomber à de telles tentations : on voudrait traiter avec Massoud, on se retrouve avec Karzaï et on finit par voir revenir dans le jeu le mollah Omar...
Une approche européenne
Notre entrée en guerre a déjà eu des conséquences sur notre capacité à peser sur l'essentiel - le "printemps arabe" et ses suites. La France et le Royaume-Uni ont certes su forcer la main des Etats-Unis au Conseil de sécurité. De manière générale cependant, les Etats-Unis approchent les événements du Moyen-Orient sans souci particulier de convergence avec les initiatives des Etats européens.
Les effets de cette gestion disjointe se feront sentir quand nous connaîtrons des problèmes majeurs touchant nos intérêts vitaux. Ce pourrait être le cas de l'approvisionnement pétrolier en provenance du Golfe, livré au choc entre sunnites et chiites, entre Arabes et Perses, que l'intervention militaire saoudienne et émiratie à Bahreïn a rendu plus probable ; ou les conséquences d'un chaos en Algérie ou au Maroc, sans oublier les enjeux stratégiques de bouleversements en Syrie, aux confins d'Israël et du Liban.
Par ailleurs, l'abstention mal avisée de l'Allemagne au Conseil de sécurité jointe à la division plus large des 27 Etats membres de l'Union européenne sur les opérations en Libye rendra plus difficile la définition d'une politique à l'échelle de l'Union vis-à-vis du réveil arabe. De même, le style désordonné, parfois chaotique de la relation de la France avec ses alliés les plus proches pendant la crise libyenne, y compris sur la question du commandement des opérations, pèsera négativement.
Pourtant, une approche européenne est à la fois possible et nécessaire. L'expérience de l'UE face aux "révolutions de velours" de 1989-1990 suggère ce à quoi pourrait ressembler une politique vis-à-vis des nouveaux régimes issus du "printemps arabe", avec quelques principes à la clé. D'une part, une politique européenne doit être spécifiquement appliquée aux Etats arabes qui sont entrés dans la transition démocratique. Ensuite, tout comme nous le fîmes en 1989-1990, nos initiatives doivent se déployer dans une aire possédant des caractéristiques communes en termes de défis comme au plan de références continuelles partagées : cette politique doit donc se déployer dans le monde arabe et non dans un espace purement géographique (comme c'est le cas de l'Union pour la Méditerranée). Enfin, cette politique doit être intégrée, avec un guichet européen commun pour l'accès aux nombreux outils dont dispose l'Union.
Les événements de 1989-1990 nous rappellent aussi que la meilleure façon de surmonter les divergences initiales est de faire la sortie par le haut, sous la forme d'un grand projet commun à long terme. Une grande initiative euro-arabe en serait un. Ce faisant, les Etats membres de l'Union devront avoir la sagesse d'éviter de s'engager dans des politiques nationales allant en sens contraire ; le moment n'est sans doute pas le mieux choisi pour resserrer les relations sécuritaires et militaires de la France avec les autocraties du Golfe engagées dans la contre-révolution à Bahreïn.
Pour cela cependant, il convient de dépasser l'urgence libyenne. Le jugement de l'histoire sera sévère si la guerre en Libye devait se traduire par un pays partagé ou plongé dans l'anarchie cependant qu'une Europe divisée serait incapable de s'unir en faveur de la transformation démocratique du monde arabe.
Par François Heisbourg, conseiller spécial, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique.