Pourquoi la Belgique gère-t-elle aussi mal les fractures récentes ?

Peu de pays de l’Union européenne accusent un écart aussi grand entre élèves autochtones et ceux d’origine étrangère que la Belgique. Il y a peu de pays de l’Union européenne où les personnes issues de l’immigration (dites allochtones) ont autant de mal à trouver du travail. Aucun autre pays européen n’a fourni autant de combattants pour la Syrie que la Belgique. Ne le savions-nous pas ?

Si, nous le savions. Depuis plus de dix ans, les sociologues préviennent que la scolarisation des allochtones bat de l’aile. Bien que les élèves d’origine belge se classent bien dans les tests internationaux, le fossé qui les sépare des enfants et des jeunes issus de l’immigration ne fait que s’élargir.

Vingt-huit pour cent de ces derniers quittent l’école sans avoir obtenu de diplôme d’études secondaires. A l’âge de 17 ans, 68 % d’entre eux ont redoublé au moins une fois (chiffres de l’enseignement francophone). Nulle part ailleurs en Europe, la ségrégation entre les écoliers « blancs » performants et les élèves allochtones n’est aussi grande qu’en Belgique.

A Bruxelles, les quartiers d’immigrés, largement paupérisés, se comptent au rang des communes les plus pauvres de Belgique. Qui naît dans une famille d’immigrants fait mieux d’ignorer les statistiques. Elles lui montreront que sa génération n’aura pas beaucoup plus de compétences que celle de ses parents. Que ses opportunités sur le marché du travail seront considérablement plus réduites que celles de son contemporain : si le chômage moyen tourne, dans sa commune, autour des 30 %, celui des jeunes s’élève à 40 % et, dans certains quartiers, atteint même les 50% ou 60 %.

De tels pourcentages suggèrent que tout ne découle pas d’un manque de détermination, mais qu’il existe aussi des structures contre lesquelles l’individu peine à se mesurer. Et si, presque par chance, il lui arrivait de décrocher un travail, ces mêmes statistiques lui prouveront qu’une personne sur deux issue de l’immigration devra se contenter d’un travail à bas salaire et précaire. Les sociologues belges parlent ces jours-ci en termes d’« ethnostratification » : l’origine définit dans quel segment du marché du travail l’on aboutit.

A moins, évidemment, d’opter pour une existence plus dangereuse. La criminalité prolifère, dans ces quartiers. De plus en plus, elle devient un tremplin vers la violence d’inspiration religieuse. Le professeur belge Rik Coolsaet a analysé les motifs des combattants belges en Syrie ; il est arrivé à la conclusion que la dimension religieuse n’est souvent qu’accessoire. Il souscrit plutôt à la thèse qui veut qu’il ne s’agit pas tant de « musulmans radicalisés » que de « radicaux islamisés ».

Dans bien des cas, la radicalisation religieuse n’est pas le fruit d’un processus de mois ou d’années, mais de quelques semaines tout au plus. Les jeunes qui s’engagent dans les rangs de l’Etat islamique connaissent mieux les techniques du vol de voiture que les sourates du Coran.

Un apartheid de fait

Bien évidemment, il faut se pencher sur les aspects religieux, ethniques et culturels. Et faisons-le, car les chiffres sur l’enseignement, le travail, la mobilité, le logement sont impitoyables : les immigrés qui vivent à Bruxelles vivent dans une autre Belgique que le reste du pays. Pas en matière de lois, mais dans les faits : la ségrégation structurelle, les univers parallèles, l’apartheid factuel sont indéniables. Et cela signifie : d’autres normes et d’autres valeurs. Et dans certains cas, un dérapage total.

Comment avons-nous pu en arriver là ? Ce n’est tout de même pas la première fois que la Belgique est mise en face d’une telle fracture. En 1830, le pays a conquis son indépendance grâce à une coalition improbable de traîne-misère, de bourgeois, d’aristocrates, de prêtres, de francs-maçons, de paysans et d’ouvriers qui rejetaient également la domination hollandaise. « L’union fait la force », ainsi le proclamait son blason.

Mais tout cela s’avéra vite tenir plus du rêve que de la réalité. Car dès que l’ennemi commun, le Hollandais, fut repoussé, des différences colossales se manifestèrent. Les conflits entre les prolétaires et les patrons s’embrasèrent après 1850. Entre catholiques et libéraux s’ouvrit pour plus d’un siècle un abîme profond qui portait sur la relation entre l’Eglise et l’Etat et la place de la religion dans la société. Et, entre les Flamands et les Wallons, la lutte sur les droits linguistiques, culturels et politiques fait rage depuis le XIXsiècle.

Comment a-t-on pu désamorcer ces énormes tensions ? Le sociologue Luc Huyse a démontré que la politique belge a souvent tenté de parer à ces grandes fissures historiques par la pacification. Le combat entre les ouvriers et les capitalistes a été négocié par l’établissement de la législature sociale et le droit universel au vote (en 1918 pour les hommes, en 1948 pour les femmes).

Grandes failles historiques

Les vieilles dissensions confessionnelles entre catholiques et libres penseurs, une faille qui prend ses racines au XVIIIe siècle, ont été essentiellement réglées par le pacte scolaire de 1958, qui fit en sorte que chaque confession soit dotée de son réseau scolaire subventionné. Quant aux tensions entre Flamands et Wallons, on s’est efforcé depuis les années 1960 de les gérer en établissant une frontière linguistique et en mettant en œuvre une série de réformes d’Etat qui transfèrent les compétences de la Belgique unitaire aux Etats fédérés.

Mais si la Belgique s’est tellement occupée de ses grandes failles historiques, pourquoi gère-t-elle aussi mal les tensions récentes ? Les raisons sont d’une simplicité désarmante : précisément parce qu’elle s’est focalisée sur l’apaisement de ces vieilles rancunes. Parce qu’elle s’est concentrée sur la façon dont le pouvoir et les moyens étaient répartis le long de ces anciennes lignes de rupture, surveillant avec des yeux d’Argus qui avait reçu quoi et les détournant des nouveaux conflits, si urgents et oppressants soient-ils. Comme si, devant un volcan prêt à exploser, le monde examinait pensivement d’anciennes strates rocheuses.

Il est vrai que la ligne de rupture entre les catholiques et les libéraux est colmatée, mais aujourd’hui le double réseau d’enseignement partage la responsabilité de la situation dramatique de l’enseignement auprès des allochtones.

Des écoles catholiques pour des élèves catholiques ? Plus vraiment : la Belgique s’est largement sécularisée les quarante dernières années. Le brassage, alors ? Loin de là : dans des villes comme Bruxelles et Anvers, les écoles catholiques accueillent des élèves « blancs » en nombre disproportionné, les enfants de l’immigration sont surreprésentés dans l’enseignement laïc d’Etat.

Les allochtones premières victimes

Et n’oublions pas la plus célèbre des lignes de rupture, celle qui sépare les Flamands des Wallons. Les décennies passées, ce pays a consacré bien plus de temps, d’argent et d’énergie à des réformes d’Etat qu’à des mesures favorisant la cohésion sociale.

Entre-temps, et après six réformes d’Etat très poussées, nous pouvons nous targuer de six Parlements, six gouvernements, 47 ministres et six secrétaires d’Etat, tout cela pour un pays que l’on traverse en voiture en deux heures. La région Bruxelles-capitale compte dix-neuf communes, six corps de police, un gouvernement qui chapeaute le tout, un Parlement et deux mini-Parlements, un pour les Flamands, un pour les Wallons et, cerise sur le gâteau, un organe de coordination qui porte le nom ubuesque de « Commission communautaire commune ».

Pendant la période de dix-huit mois pendant laquelle la Belgique s’est retrouvée sans gouvernement, les journalistes étrangers m’ont souvent dit en riant à quel point était délicieuse cette preuve par l’absurde qu’un pays peut fonctionner sans équipe gouvernementale.

J’ai toujours entendu cette remarque comme une plaisanterie déplacée. Car les premières victimes de cette lutte entre néerlandophones et francophones étaient les individus qui ne pouvaient s’identifier à aucun de ces deux groupes : les allochtones dans les villes paupérisées de ce pays. Les négociations gouvernementales interminables les confortaient dans l’idée que la politique belge n’était ni de leur ressort ni de leur intérêt.

Et si on avait pu diriger avec efficacité, en ce temps-là ? Si l’on avait fait preuve depuis plus longtemps de bonne volonté pour désamorcer les tensions explosives déjà palpables dans la société ? Si l’inégalité fondamentale dans l’enseignement et le marché du travail avait été dénoncée ? Ce pays doit enfin apprendre à ne pas se limiter à colmater les failles entre les groupes de population qui étaient ici en 1830, mais aussi avec les groupes qui sont arrivés après 1960.

Belge d’expression néerlandaise, David Van Reybrouck a étudié l’archéologie et la philosophie aux universités de Louvain et de Cambridge et détient un doctorat de l’université de Leyde. Il est l’auteur de l’essai Congo, prix Médicis essai 2012 et prix du Meilleur livre étranger 2012 (Traduit du néerlandais par Monique Nagielkopf).

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