Pourquoi l’accord sur Chypre menace la zone euro

Cela fait presque deux ans que l’on sait que Chypre se trouve dans une situation intenable. Malgré cela, la mise en œuvre du plan de sauvetage a été marquée par un extraordinaire degré d’improvisation. Les premières décisions ont été si manifestement inappropriées qu’il fallut immédiatement reprendre les discussions. Au passage, la crédibilité de la zone euro, déjà mal en point après tant d’erreurs précédentes, a encore baissé, au point que la survie de l’euro devient de plus en plus menacée.

Les banques chypriotes ont subi de lourdes pertes parce qu’elles avaient beaucoup prêté à la Grèce, à son gouvernement et à ses banques. Lorsque la Grèce est entrée en crise, les banques chypriotes n’ont pas liquidé leurs avoirs, sans doute pour des raisons politiques. De ce fait, elles ont été les premiers perdants lorsqu’une partie de la dette publique grecque a été annulée il y a environ un an. Depuis ce temps-là, il fallait faire quelque chose. Rien n’a été fait parce que l’on attendait l’élection d’un nouveau président. Trois semaines après l’élection, ce fut chose faite, mais de la plus mauvaise des manières possibles.

Techniquement, il n’y a pas de grande difficulté. Depuis longtemps on a acquis une grande expérience en matière de reconstruction d’un système bancaire qui s’est effondré. Le principe est le suivant. D’abord, on évalue les pertes. Ensuite, on détermine qui va les absorber. Les premiers perdants sont les actionnaires; si le trou dépasse le capital de la banque en faillite, les actionnaires perdent tout, comme c’est le cas pour chaque entreprise. Les seconds sont ceux qui ont fait des prêts dits juniors, sans priorité explicite. Si le montant de ces prêts ne suffit pas à boucher le trou qui reste, les investisseurs perdent tout et on passe à la troisième catégorie, celle des prêts dits seniors parce qu’ils ont été identifiés comme tels au moment où ils ont été mis en place. Là encore, les investisseurs perdent tout ce qui est nécessaire pour finir de couvrir les pertes. Si cela ne suffit toujours pas, il reste les dépôts bancaires. Ils devront être ponctionnés jusqu’à ce que les pertes aient été entièrement absorbées. A ce stade, il est bon de noter qu’un dépôt bancaire est techniquement un prêt.

C’est simple et logique, mais ça ne se passe pas toujours ainsi, pour beaucoup de mauvaises raisons et pour une bonne raison. Les mauvaises raisons sont toujours les mêmes: certains des perdants potentiels (actionnaires, investisseurs seniors ou juniors) trouvent des arguments pour convaincre les autorités que c’est une mauvaise idée de les «lessiver». Ils vont évoquer des risques de contagion, de récession, de fuite des capitaux, etc., mais ils utilisent toujours leur proximité avec les autorités, et des moyens de pression inavouables, pour obtenir que l’on fasse plutôt appel aux contribuables pour couvrir au moins une partie des pertes. C’est ce qui s’est passé en 1995 lorsque le Crédit Lyonnais s’est effondré: les contribuables français ont largement sauvé la mise des investisseurs jugés trop stratégiques pour subir des pertes importantes.

Dans le cas de Chypre, des raisons tout aussi spéciales ont été évoquées. La principale est le rôle du système bancaire dans l’économie du pays. Ce système est gigantesque à l’échelle du pays: huit fois le PIB. Sa taille vient du fait que les banques ne sont pas trop regardantes sur l’honnêteté des clients, ce qui a amené les riches Russes à y déposer beaucoup d’argent mal gagné et en quête de paradis fiscal. Imposer des pertes à ces dépôts détruirait le «modèle chypriote»: c’est ce que souhaitent les Européens et c’est ce que le gouvernement chypriote veut absolument éviter. Et c’est ici qu’intervient une bonne raison pour mettre en cause la hiérarchie des perdants potentiels.

Un accord européen stipule que tous les dépôts bancaires sont garantis par les autorités de chaque pays à hauteur de 100 000 euros. L’idée est d’éviter les paniques bancaires, ces retraits massifs qui se produisent lorsque les déposants viennent à douter de la solidité de leur banque. En effet, aucune banque au monde ne peut résister à un tel mouvement. La protection des dépôts est donc judicieuse, d’autant que la limite des 100 000 euros a un double mérite: elle assure une certaine équité – on protège les petits déposants, pas les gros – et elle encourage les gros déposants à faire preuve de prudence, eux qui ont en principe plus de moyens pour se renseigner.

Dans le cas de Chypre, la question est de savoir si l’on récupère assez d’argent pour absorber les pertes sans avoir besoin de toucher aux dépôts en dessous des 100 000 euros, de manière à éviter de remettre en cause, et donc de détruire de facto, la garantie officielle. La vérité est qu’on ne sait pas. Ni les Chypriotes ni les officiels européens n’ont publié les chiffres nécessaires pour une telle évaluation. Selon certaines informations non vérifiables, pour apurer les pertes, il suffirait de descendre la chaîne de lessivage jusqu’à exproprier à 40% les dépôts au-dessus de 100 000 euros. Pas besoin donc de pénaliser les petits dépôts ni de faire appel aux contribuables.

Sans doute pour éviter de fâcher les Russes, étrangement soutenus par leur gouvernement, Chypriotes et Européens ont décidé d’exproprier un peu (moins de 10%) tous les déposants et de faire payer les contribuables. En effet, le prêt de 10 milliards d’euros consenti au nom de la solidarité européenne augmente la dette du gouvernement chypriote du même montant et devra donc être remboursé aux frais des contribuables. On ne sait pas ce qui est le plus choquant. Faire payer les honnêtes contribuables pour sauver la mise aux Russes malhonnêtes? Pour la même raison, détruire la crédibilité du système européen de garantie des dépôts bancaires, puisqu’un Conseil des ministres peut ainsi le vider de sa substance à n’importe quel moment? De plus, le prêt rend la dette publique du gouvernement chypriote, qui passe de 90% à 145% du PIB, insoutenable et annonce donc de nouveaux soubresauts dramatiques. Pour aggraver le tout, le prêt est consenti sous la condition des mêmes politiques d’austérité que celles qui consument à petit feu tant d’autres pays de la zone euro.

Au-delà du débat en cours sur qui doit porter la responsabilité de ce fiasco, la zone euro sort grandement fragilisée de cet épisode. Les ministres des Finances, la BCE et le FMI, la fameuse troïka, ont une fois de plus fait preuve de totale impréparation et ont encore démontré leur ignorance des mécanismes économiques et financiers. Même si, finalement, les petits déposants échappent au couperet, la remise en cause de la sacro-sainte garantie des dépôts bancaires ne sera pas oubliée lorsqu’un autre pays fera face à une crise bancaire. Ce jour-là, on pourra assister à une vraie panique. Si le système bancaire s’effondre dans un grand pays, l’euro cessera d’exister. A moins qu’il ne disparaisse avant, quand Chypre conclura que son intérêt est de s’en aller, brisant le tabou selon lequel l’appartenance à la zone euro est une rue à sens unique, où l’on entre pour n’en plus jamais sortir.

Charles Wyplosz, professeur à l’IHEID

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