Pourquoi le drame grec peut sauver l’Europe

Les ministres des finances de la zone euro ont donc fini par conclure un compromis avec le nouveau gouvernement grec. C’est le moindre mal car un « grexit » [sortie de la Grèce de la zone euro] serait catastrophique pour tous. Mais l’organe de plus en plus technocratique qu’est devenu, sous la houlette de l’Allemagne, l’Eurogroupe, peut-il mesurer le drame qui, depuis cinq ans, a ruiné des milliers de foyers grecs, défait le tissu social, miné la légitimité des partis hier encore dominants et vidés le pays d’une bonne partie de sa jeunesse productive ? Peut-il surtout comprendre que le résultat des élections du 25 janvier était tout autre chose qu’une montée des extrêmes ou une dérive populiste comme le prétendent maints dirigeants européens ? À savoir la délivrance du corps électoral de la peur qui avait plombé son choix aux législatives de 2012 ; autrement dit une victoire de la liberté, de la démocratie et de la politique sur la tyrannie de l’économisme.

C’est plus que douteux, quand le souci des chiffres remplace le souci des hommes. Cela seule une Europe politique équilibrée, résolue à combler son déficit démocratique pourrait le faire. Faute de cette résolution on ira d’un accord bancal à un autre qui, pour vouloir gagner du temps face au gonflement inexorable des dettes, ne fait que le perdre, en négligeant l’urgence de rétablir une solidarité effective entre nos peuples. Comment en effet ne pas tirer la leçon amère de ces dernières années que les Grecs ont apprise mieux que tout autre peuple d’Europe : que notre monnaie prétendument commune a creusé chaque jour davantage le fossé économique et social entre les pays du Nord et du Sud à l’encontre de l’objectif proclamé de l’Union, qui était leur convergence ; que la cure administrée depuis 2010 par le directoire économique qui nous a de facto gouvernés, s’est avérée aussi inefficace que désastreuse rendant impossible toute réforme en profondeur ; et que l’Europe d’aujourd’hui dépourvue de vision politique ne cesse de nourrir l’incompréhension entre nos peuples, les égoïsmes nationaux, les replis identitaires, la xénophobie, la résurgence de l’extrême droite.

Naufrage

Depuis le début de ce naufrage, de nombreux Grecs qui se sentent profondément Européens s’interrogent sur ce mal de l’Europe comme sur les maux propres à leur société. Ils remontent au début du XIXe siècle, quand la Grèce renaissante a lié, pour le meilleur et pour le pire, son sort à celui du Vieux continent. Événement fondateur s’il en est sans lequel on ne peut comprendre ce qui se passe aujourd’hui. Figurez-vous d’une part une société archaïque, plus proche du monde d’Homère que de la modernité industrielle et capitaliste de l’Europe à laquelle elle désirait pourtant s’intégrer sans jamais y parvenir tout à fait jusqu’à ce jour. Et de l’autre, une Europe arrogante traitant bien souvent la Grèce comme un pays semi-colonisé, avec la complicité, il faut le dire, de maints de nos dirigeants – nous l’avons de nouveau vécu avec consternation ces dernières années.

Cette histoire s’est répétée tout au long des XIXème et XXème siècles avec l’indépendance des Balkans, puis de tous les pays colonisés par l’Europe à travers le monde. C’est elle qui éclaire, en grande partie, les drames présents de notre planète. Aujourd’hui nous sommes tous embarqués dans le même navire. Il n’y a pas de crise qui ne soit à la fois intérieure et extérieure : voyez le fléau djihadiste qui nous assaille du dehors comme du dedans ; voyez la montée nouvelle de l’antisémitisme et de l’islamophobie en Europe qui ne peut qu’alimenter le cercle infernal de la violence. C’est sans doute parce qu’on ne peut plus ignorer cette situation qu’on est parvenu au compromis du 20 février.

Mais pour faire face à la crise de civilisation que connaît l’Europe, il faut dépasser la vision financière des choses. Dans ce monde qui ne cesse de se rétrécir, tout se tient : l’économie, la politique, la justice, l’éthique, la culture. Si nous ne trouvons pas les moyens d’ébranler la dictature d’une économie n’ayant d’autre finalité qu’elle-même sur toutes les autres sphères de l’action humaine, celles-ci finiront par être complètement vidées de leur substance, qui donne un sens à nos vies. Au XIXème siècle l’Europe a aidé les Grecs à retrouver la continuité plusieurs fois millénaire de leur civilisation, qui a été occultée par les siècles de l’occupation ottomane.

Curieusement la crise actuelle a un effet semblable : elle nous fait redécouvrir la valeur pérenne de notre langue, occultée cette fois par l’ivresse consumériste d’hier. C’est que des mots tels qu’économie, politique, démocratie, si familiers à tous les peuples, conservent dans nos esprits leur sens primordial, étymologique : économie (mot formé de oïkos et de nomos) signifiant l’administration ou la loi qui régit une maison ; politique, l’activité au service de la polis (la cité) ; démocratie, la souveraineté du démos (le peuple). Or de quoi avons-nous tous besoin aujourd’hui si ce n’est de fonder la loi de notre maison commune sur la politique, entendue dans le plein sens du terme, puis de fonder celle-ci sur une régénération de la démocratie en souffrance ?

Cela nous permettrait peut-être de retrouver au-delà des « marchés » - ces lieux de spéculation qui conduisent si souvent à l’entre-destruction des hommes – l’agora en tant que lieu privilégié du dialogue, donc aussi de la démocratie. La renaissance de celle-ci serait-elle d’abord la victoire du sens des mots, si affreusement perverti par la langue de bois de notre technocratie postdémocratique ? Pensons à cette utopie. Car sans la boussole qu’elle nous procure la vision de l’Europe Unie n’aura pas d’avenir. C’est pourquoi si nos partenaires européens comprenaient enfin le drame grec, cela pourrait les aider à mieux se comprendre eux-mêmes, à retrouver leurs propres racines et à donner une légitimité nouvelle à nos institutions.

Yannis Kiourtsakis, écrivain. Il est notamment l’auteur de deux romans traduits en français, Le Dicôlon et Double exil, Verdier, 2011 et 2014.

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