Pourquoi les gouvernements ont-ils fait si peu depuis 2008 pour lutter contre l’opacité financière ?

La question des paradis fiscaux et de l’opacité financière occupe depuis des années le devant de l’affiche. Malheureusement, il existe en ce domaine un écart abyssal entre les proclamations victorieuses des gouvernements et la réalité de ce qu’ils font. En 2014, l’enquête LuxLeaks révélait que les multinationales ne payaient quasiment aucun impôt en Europe, grâce à leurs filiales au Luxembourg. En 2016, les « Panama papers » montrent l’étendue des dissimulations de patrimoines opérées par les élites financières et politiques du Nord et du Sud. On peut se réjouir du fait que les journalistes fassent leur travail. Le problème est que les gouvernements ne font pas le leur. La vérité est que presque rien n’a été fait depuis la crise de 2008. Par certains côtés, les choses ont même empiré.

Prenons les sujets dans l’ordre. Sur l’imposition des profits des grandes sociétés, la concurrence fiscale exacerbée a atteint de nouveaux sommets en Europe. Le Royaume-Uni s’apprête ainsi à réduire son taux à 17 %, du jamais-vu pour un grand pays, tout cela en protégeant les pratiques prédatrices des îles Vierges et des autres places offshore de la couronne britannique. Si l’on ne fait rien, alors on finira tous par s’aligner sur les 12 % de l’Irlande, voire sur 0 %, ou même sur des subventions aux investissements, comme c’est déjà parfois le cas.

Pendant ce temps, aux Etats-Unis, où il existe un impôt fédéral sur les profits, le taux est de 35 % (sans compter l’impôt des Etats, compris entre 5 % et 10 %). C’est le morcellement politique de l’Europe et l’absence d’une puissance publique forte qui nous mettent à la merci des intérêts privés. La bonne nouvelle, c’est qu’il est possible de sortir de l’impasse. Si quatre pays, la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, qui regroupent plus de 75 % du PIB et de la population de la zone euro, proposaient un nouveau traité fondé sur la démocratie et la justice fiscale, avec comme mesure forte un impôt commun sur les grandes sociétés, alors les autres pays seraient obligés de suivre. Sauf à se placer en dehors de l’effort de transparence que les opinions publiques demandent depuis des années, et à s’exposer à des sanctions.

Un registre unifié des titres

Sur les patrimoines privés détenus dans les paradis fiscaux, la plus grande opacité est là aussi toujours de mise. Un peu partout dans le monde, les plus grandes fortunes ont continué de progresser depuis 2008 beaucoup plus rapidement que la taille de l’économie, en partie parce qu’elles paient moins d’impôts que les autres. En France, un ministre du budget a pu tranquillement expliquer en 2013 qu’il ne détenait aucun compte en Suisse, sans crainte que son administration ne l’apprenne, et il a fallu de nouveau des journalistes pour découvrir la vérité.

Les transmissions automatiques d’informations sur les actifs financiers, officiellement acceptées par la Suisse, et toujours refusées par le Panama, sont supposées régler la question à l’avenir. Sauf qu’elles ne commenceront timidement à être appliquées qu’à compter de 2018, avec des exceptions béantes, par exemple pour les titres détenus par l’intermédiaire des trusts et des fondations, et tout cela sans aucune pénalité prévue pour les pays récalcitrants. Autrement dit, on continue de vivre dans l’illusion que l’on va résoudre le problème sur la base du volontariat, en demandant poliment aux paradis fiscaux de cesser de mal se comporter.

Il est urgent d’accélérer le processus et de mettre en place de lourdes sanctions commerciales et financières pour les pays qui ne respecteront pas des règles strictes. Ne nous y trompons pas : seule une application répétée de telles sanctions, au moindre manquement constaté (et il y en aura, y compris bien sûr avec nos chers voisins suisses et luxembourgeois), permettra d’établir la crédibilité du système et de sortir du climat d’opacité et d’impunité généralisée en vigueur depuis des dizaines d’années.

Il faut dans le même temps mettre en place un registre unifié des titres financiers, ce qui passe par la prise de contrôle public des dépositaires centraux (Clearstream et Eurostream en Europe, Depository Trust Corporation aux Etats-Unis), comme l’a bien montré Gabriel Zucman. Pour crédibiliser le système, on peut aussi imaginer un droit d’enregistrement commun sur ces actifs, dont les recettes pourraient financer un bien public mondial (comme le climat).

Reste une question : pourquoi les gouvernements ont-ils fait si peu depuis 2008 pour lutter contre l’opacité financière ? La réponse courte est qu’ils se sont donné l’illusion qu’ils n’avaient pas besoin d’agir. Leurs banques centrales ont imprimé assez de monnaie pour empêcher l’effondrement complet du système financier, évitant ainsi les erreurs qui, à la suite de 1929, avaient conduit le monde au bord du gouffre. Résultat : on a effectivement échappé à la dépression généralisée, mais, on s’est dispensé des réformes structurelles, réglementaires et fiscales indispensables.

On pourrait se rassurer en notant que le bilan des grandes banques centrales (qui est passé de 10 % à 25 % du PIB) demeure faible par comparaison à l’ensemble des actifs financiers que les acteurs publics et privés détiennent les uns sur les autres (autour de 1 000 % du PIB, voire 2 000 % au Royaume-Uni), et pourrait encore augmenter en cas de besoin. En vérité, cela montre surtout l’hypertrophie persistante des bilans privés et la fragilité extrême de l’ensemble du système. Espérons que le monde saura entendre les leçons des « Panama papers » et s’attaquer enfin à l’opacité financière sans attendre une nouvelle crise.

Thomas Piketty, Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d’économie de Paris.

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