Pourquoi l’Europe doit se réarmer

Le futur ordre international ne pourra tolérer une zone de faiblesse dans la partie occidentale de l’Eurasie. © 123 rf
Le futur ordre international ne pourra tolérer une zone de faiblesse dans la partie occidentale de l’Eurasie. © 123 rf

Un nouvel ordre international dont on discerne encore mal les contours est en train de naître. Il succède à la bipolarité USA – URSS qui a régné pendant la guerre froide et à la brève période hégémonique américaine qui a suivi la disparition de l’URSS. Quel sera-t-il? Les thèses du géographe anglais Halford Mackinder sont-elles susceptibles de nous éclairer? Dans un célèbre article, publié en 1904, il fait de la partie continentale de l’Eurasie le pivot du monde, le Heartland, autour duquel les destins des grands espaces se font et se défont.

Le Heartland est ceinturé par un anneau intérieur ou marginal, le Rimland, à savoir le pourtour côtier du continent eurasiatique aux extrémités duquel se trouvent les deux puissances maritimes que sont la Grande-Bretagne et le Japon; un troisième anneau, l’Outer Crescent est formé du continent américain, de l’Australie et des îles qui les relient. Le sort du monde est déterminé par les rivalités entre le Heartland et les deux anneaux, c’est-à-dire entre les puissances continentales et les puissances maritimes.

L’histoire du XXe siècle valide les théories de Mackinder

L’histoire du XXe siècle a validé les vues de Mackinder: la Première Guerre mondiale illustre l’alliance du Rimland et du Heartland pour vaincre l’Allemagne. La Seconde Guerre mondiale reprend le même schéma d’opposition entre le Heartland et le Rimland, mais elle y ajoute l’intervention décisive de l’anneau extérieur tant à l’ouest qu’à l’est. Pendant la guerre froide, Rimland et anneau extérieur sont unis pour contenir le Heartland.

Mackinder est-il utile pour analyser le contexte actuel? La hiérarchie des puissances s’est modifiée, les zones de confrontation principales se sont déplacées vers l’est, l’influence des éléments transversaux – technologie, idées, mouvements financiers et humains – réduit le poids des facteurs purement géographiques et pèse sur la liberté de manœuvre des gouvernements.

Malgré tout, les éléments relevés par Mackinder demeurent des données fondamentales de toute réflexion géopolitique. Le Heartland, dont le centre de gravité se situe maintenant dans sa partie orientale reste menaçant pour le Rimland et la rivalité entre puissances terrestres et maritimes perdure, mais les acteurs ont changé, la Chine et les Etats-Unis ont remplacé l’Allemagne impériale et la Grande-Bretagne.

Les contraintes géographiques subsistent mais les équilibres qui s’établissent à différents moments varient en fonction de la balance des forces entre les acteurs. C’est dans ce cadre que se place la question européenne; l’Europe n’est plus un espace livré aux antagonismes, elle est l’expression d’une volonté de paix. Dans ce contexte, la nature de la rivalité franco-allemande qui a marqué tout le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle s’est radicalement transformée.

La suprématie française, manifeste jusqu’en 1815, a peu à peu cédé le pas à celle de l’Allemagne et il a fallu deux guerres mondiales pour empêcher Berlin de dominer le continent. Aujourd’hui, partenaires au sein d’une union dont elles sont les piliers, leurs rapports sont ambigus. La France a occupé le premier rang dans l’Europe d’après-guerre, par la force du verbe du général de Gaulle et l’impossibilité pour une Allemagne, culpabilisée et divisée, de le lui contester; mais la position de Paris s’est ensuite graduellement érodée en raison principalement de son décrochage économique.

Le pivot allemand et ce qu’il signifie

Ce rééquilibrage n’est pas sans conséquence sur la politique de l’Union européenne. Premièrement, la nouvelle hégémonie régionale allemande, même mal assurée, signifie que la poursuite de ses intérêts traditionnels accroît l’importance du Nord et de l’Est dans l’Union au détriment de l’Europe méditerranéenne vers laquelle la France est naturellement tournée. Deuxièmement, il apparaît que l’Allemagne est, au début du XXIe siècle, le seul Etat de l’Union à pouvoir jouer un rôle moteur en son sein, mais son passé constitue un obstacle à l’exercice de son leadership. De ce fait, l’Europe qui a besoin de plus de gouvernance pour pouvoir s’exprimer comme une entité souffre de cette incapacité de Berlin à assumer pleinement ses responsabilités. L’Europe ne reste qu’une addition d’Etats. Or elle doit globalement affronter de nouveaux défis. Sa géographie la place au centre de plusieurs poussées convergentes: une Russie plus affirmée redevient une menace potentielle à l’est, les migrations du sud ébranlent la cohésion de ses sociétés, et le désengagement américain la prive du soutien à l’ombre duquel elle a prospéré depuis la fin de la guerre.

L’Europe doit se réarmer

Le futur ordre international ne pourra tolérer une zone de faiblesse dans la partie occidentale de l’Eurasie qui, ouverte à toutes les convoitises, serait une zone de troubles et d’affrontements. L’Europe doit donc impérativement se réformer et se réarmer pour devenir une véritable puissance et échapper à l’insignifiance, la neutralisation ou la sujétion à plus fort qu’elle.

Pierre Aepli, expert en sécurité, ancien commandant de la police vaudoise.

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