Pourquoi l’Ukraine a refusé de signer l’accord avec l’UE

La décision récente ukrainienne de ne pas signer l’accord d’association avec l’Union européenne au sommet de Vilnius a provoqué une consternation générale, sauf à Moscou qui affiche une satisfaction sournoise. Les autorités européennes ont accusé la Russie de chantage à l’égard de son voisin ukrainien et elles ont invoqué les manifestations massives en Ukraine, qu’on compare volontiers à la «Révolution orange», pour insister sur le fait que le désaveu de la décision du gouvernement ukrainien représente la véritable volonté populaire.

Les raisons de la décision ukrainienne de ne pas aller dans le sens d’un engagement envers l’UE sont complexes. Les récents sondages démontrent que près de 40% des Ukrainiens souhaitent voir leur pays au sein de l’UE. Mais rares sont ceux qui reconnaissent que le Partenariat oriental de l’UE, dans le cadre duquel l’Accord d’association ukrainien devait être signé, n’est pas une étape vers l’adhésion mais une solution de rechange conçue pour les pays qui ne seront pas invités à se joindre à l’Union, du moins dans un avenir prévisible.

Les ambitions européennes de l’Ukraine ne datent pas d’hier. Déjà en 1994 l’Ukraine a conclu un premier accord de partenariat et de coopération avec l’UE, un document qui devait être remplacé par l’accord actuel. Tous les présidents de l’Ukraine depuis lors, y compris l’actuel président Viktor Ianoukovitch et, surtout, son prédécesseur inconditionnellement pro-occidental Viktor Iouchtchenko, ont proclamé haut et fort leur volonté d’intégration européenne. Bruxelles est restée de marbre face à ces déclarations d’amour. Si, en 2005, le Parlement européen a exprimé, presque à l’unanimité, le désir d’un rapprochement avec l’Ukraine en vue de la «possibilité» d’une adhésion éventuelle, plusieurs pays membres de l’Union ont formulé des réserves pour qualifier l’Ukraine de «pays européen» dans les documents de l’UE.

Ce sont plutôt ces réserves qui caractérisent l’accord avorté dont il est question aujourd’hui. La plus médiatisée des demandes européennes était la libération de l’ancienne première ministre, Ioulia Timochenko, victime, selon l’UE, d’une «justice sélective». Même si l’Ukraine avait accepté cette condition, qu’elle a finalement rejetée, la liste d’autres conditions en ce qui concerne la gouvernance du pays était longue. Certes, l’Ukraine se trouve en tête des six pays ex-soviétiques réunis au sommet européen de Vilnius pour ce qui est de la corruption, selon Transparency International. Mais Bruxelles ne semble pas avoir été consciente de l’ampleur des changements qu’elle exigeait des dirigeants ukrainiens qui seraient les premiers à payer le prix de tels changements. Avec une certaine autosatisfaction, qui frise l’arrogance, un haut fonctionnaire de l’UE a déclaré: «Nous leur donnons l’occasion de se réformer.»

En échange de quoi? Le président Ianoukovitch prétend que la mise à niveau de l’économie ukrainienne pour atteindre les standards européens coûterait 20 milliards de dollars par an pour l’avenir prévisible. Tant le commissaire européen à l’Elargissement, Stefan Fuele, que le ministre suédois des Affaires étrangères, Carl Bildt, ont renvoyé cet argument d’un revers de main, comme une tactique de «bazar». Fuele a répondu, placide, qu’en effet l’économie ukrainienne a besoin d’énormes investissements mais ce ne sont pas des coûts, ils représentent un revenu et une richesse futurs. Ce n’est que plus tard qu’il a sorti le chiffre d’une économie d’un demi-milliard d’euros dès la première année pour les exportateurs ukrainiens grâce à l’accord de libre-échange approfondi et compréhensif qui faisait partie du «paquet» prévu pour l’Ukraine au sommet de Vilnius. Carl Bildt s’est contenté d’affirmer que l’accord donnerait à l’Ukraine l’accès «au plus grand marché intégré du monde», laissant entendre qu’aucune compensation n’était requise.

Or, c’est d’une naïveté coupable de mettre sur le même plan la compétitivité de l’économie ukrainienne et celle de l’Union européenne. Le seul secteur dans lequel l’Ukraine aurait peut-être une chance de se profiler, celui des produits agricoles, est justement le secteur qui est le plus jalousement protégé par les membres de l’UE. Le chiffre de 20 milliards de dollars par an d’aide avancé par Ianoukovitch est, sans doute, un chiffre de négociation et l’Ukraine se contenterait de beaucoup moins, mais l’offre relayée par le négociateur de l’UE, l’ancien président polonais Kwasniewski, d’une somme globale d’aide dans les alentours de 600 000 millions d’euros, ne fait que souligner l’écart entre les deux parties.

Les manifestants qui réclament l’accord avec l’Union européenne ont une autre priorité que celle des chiffres. Ils attendent l’ouverture des frontières européennes, la possibilité de voyager à travers l’Union sans visa. C’est un vieux rêve que les Ukrainiens croyaient plusieurs fois au point d’être réalisé, comme dernièrement lors de la Coupe de l’Europe qui s’est tenue en 2012 en Pologne et en Ukraine. Or, même si l’accord avait été signé à Vilnius, les frontières de l’Europe restaient fermées pour les Ukrainiens. Pourtant, à la surprise générale, lors du sommet de Vilnius, l’Union européenne a annoncé qu’elle inaugurerait un régime sans visa pour la Moldavie, pays beaucoup moins avancé dans le sens des liens avec l’UE mais qui a signé ce que l’UE attendait de lui. Le fait que la Moldavie compte 3,5 millions d’habitants, contre 45 millions d’Ukrainiens, et que beaucoup de Moldaves possèdent déjà le passeport d’un pays membre de l’Union, la Roumanie, n’explique que partiellement cette ouverture généreuse, et inattendue, de la part de Bruxelles.

L’Union européenne aurait-elle pris conscience que sa force d’attraction diminue? Le dernier pays de l’est à accéder à l’Union européenne, la Croatie, l’a fait sans enthousiasme, presque par fatalisme, en se disant qu’il n’y avait guère d’autre option. Si l’Union européenne veut étendre son influence à l’est, elle devrait s’attendre à payer un prix, mais est-elle prête à le payer?

André Liebich, professeur honoraire à l’IHEID.

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