Pourquoi viennent-ils frapper aux portes de l’Europe ?

Jamais, depuis le début de cette année, il n’y a eu autant d’images, de commentaires et d’analyses sur le malheur et les drames de ces dizaines de milliers de pauvres gens partant aussi loin que possible de la mort, de la destruction et de la dépossession. Pas pour l’eldorado. Sûrement pas. Seulement pour réapprendre à vivre sans le bruit des bombes ni l’injustice impunie. Ne plus vivre sans perspective existentielle pour soi et les siens.

Alors, devant ce spectacle inédit de colonnes de « réfugiés », les mêmes interrogations et les indignations passent en boucle : l’« Europe » n’est pas assez généreuse, les égoïsmes nationaux sont plus forts que tout, les passeurs sont des criminels, le fardeau et les quotas doivent être partagés, il est nécessaire de faire le tri entre les uns (migrants économiques) et les autres (les réfugiés au sens de la convention de Genève de 1951).

Il serait trop long ici d’expliquer en quoi ces discours que l’on nous ressert sous différentes variantes depuis la fin des années 1970 ne sont pas faux, mais ne sont pas vrais non plus. Plus important est la nécessité d’examiner avec objectivité quelques transformations historiques en matière de « déplacements forcés de masse ». Car c’est bien de cela qu’il s’agit : de masses contraintes de se déplacer dans l’urgence dans toutes directions et pas seulement vers l’Union européenne.

Au sein même de nos nations

Pendant longtemps, c’est dans des logiques atomisées que les migrants et les passeurs organisaient l’accès illégal à ce dernier espace. Les « colonnes » de « réfugiés », c’était ailleurs, dans les Balkans et encore plus loin, plus à l’est et plus au sud. Aujourd’hui, nous sommes loin de cette configuration, les effets des multiples conflits internationaux et des guerres civiles, auxquels nos pays ne sont pas complètement étrangers, se sont transportés non plus jusqu’à nos portes mais jusqu’au sein même de nos nations, estimées, à tort ou à raison, comme les plus sûres et les plus protectrices.

Ceux qui viennent rompent avec la tradition, bien connue en France, des mouvements migratoires qui prenaient la forme d’une noria composée d’hommes le plus souvent seuls. Aujourd’hui, ce sont des familles entières qui s’embarquent et qu’on embarque pour des voyages incertains et, à coup sûr, traumatiques pour tout le monde : parents et enfants. Disons-nous la vérité.

C’est le début d’un processus difficilement réversible à court et à moyen terme. Il est inutile de faire semblant de croire à une quelconque solution espérant mettre un terme à ces exodes collectifs. Ces « populations déracinées de force » fuient des sociétés tellement déstructurées qu’elles y étaient étrangères chez elles avant de le devenir chez nous. On oublie bien souvent que le Proche et le Moyen-Orient constituent une immense région où les déplacements internes, les mouvements forcés de populations, la présence d’immigrés surexploités et de « réfugiés » indésirables sont les plus importants du monde.

Dans ces pays, des millions de personnes sans droits sont exposées à la violence, à l’exclusion et au racisme ethnique, politique et confessionnel, et elles n’y ont le choix qu’entre le silence, la conversion ou le départ. Un seul exemple. Près de 800 000 Syriens au Liban. S’est-on demandé un seul instant ce que cela pouvait représenter pour ce petit pays ? Eh bien ceci : c’est comme si la France, du jour au lendemain, était dans l’obligation d’accueillir 12 millions de « réfugiés ». On peut multiplier les situations et les processus forts similaires qui ont cours dans cette région.

L’absolue indifférence

Ces populations qui viennent frapper à nos portes comme l’ont fait des millions d’Européens qui ont fui la famine, les guerres et les persécutions confessionnelles du XVIIe au XXsiècle ne peuvent pas s’adresser à leurs voisins pour obtenir sécurité et protection.

Aucun pays arabe ou musulman de la région ne possède de droit d’asile et cinq pays arabes seulement ont signé la convention de Genève sur les réfugiés (le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, l’Egypte et le Yémen) sans qu’aucun ne soit volontairement en mesure d’accueillir dignement ses « frères » musulmans.

Et l’absolue indifférence de la « rue arabe » (pur fantasme d’intellectuel européen) face à ces multiples tragédies qui touchent directement ou indirectement d’innombrables foyers signe, à n’en point douter, une immense fatigue sociale de ces peuples frappés par une répétition sans fin du malheur.

Comment avons-nous pensé que nous serions à l’abri des soubresauts de mondes défaits ou en train de se défaire par une conjugaison mortelle d’interventions étrangères et de haine de soi qu’incarne avec horreur l’Etat islamique ?

Comment avons-nous pu imaginer que la mondialisation ne concernerait que la circulation des marchandises, de l’argent, des idées, des migrants (dans une certaine limite), mais que nous serions épargnés par la violence d’Etat ou par la violence religieuse de groupes totalitaires, sous prétexte qu’elles s’exercent à quelques milliers de kilomètres de l’Union européenne ?

L’Europe n’a plus le choix. Les discours virils, identitaires ou sollicitant un accueil sans limite vont très vite se heurter à des réalités politiques, sociologiques, démographiques et économiques objectives. Ces nouveaux phénomènes exigent, aujourd’hui plus que jamais, que nous repensions nos conceptions de l’intégration sociale et culturelle ainsi que de l’asile et de la protection collective.

Nous nous acheminons vers de nouvelles figures du migrant et du réfugié, dont les anciens schèmes de perception ont du mal à rendre compte. Il ne suffit plus de se demander combien il faut en accueillir. Il s’agit désormais de nous demander ce que ces nouveaux entrants font à nos catégories d’entendement national, dans le mouvement même par lequel nous leur portons secours.

Smaïn Laacher est professeur de sociologie à l’université de Strasbourg.

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