Poutine, autocrate russe du XXIe siècle

Par André Glucksmann, philosophe (LE MONDE, 19/07/06):

Qu'est-ce que le G8 ? Le rendez-vous des plus grandes puissances économiques de la planète ? Certainement pas, puisque la Chine et d'autres sont exclues du lot. La réunion des pays phares de la démocratie ? Mais alors pourquoi la Russie et pas l'Inde ? Un directoire euro-atlantique de nations chrétiennes, suggère-t-on à Moscou, en oubliant que le Japon est membre fondateur. Evitons ces fadaises et ces alibis qui masquent maladroitement le pari perdu de la post-guerre froide.

La Russie de Boris Eltsine fut invitée puis cooptée en 1998 à titre d'encouragement. On anticipait sur le jour béni où, pleinement démocratique et prospère, elle rejoindrait le peloton de tête des démocraties occidentales. On présupposait qu'une fois l'idéologie communiste rejetée aucune autre voie ne s'ouvrait à la société russe. On tablait sur une sacro-sainte providence économique qui conduirait fatalement de l'abolition de la propriété collective et de la libération du marché à une démocratie politique pur sucre. Les Grands réunis à Saint-Pétersbourg sous la houlette de Vladimir Poutine doivent choisir : soit ils prolongent post mortem, soit ils enterrent lucidement un énorme quiproquo.

Sans s'accorder sur les causes et les remèdes, nos leaders se bornèrent à afficher quelque inquiétude touchant la crise du Proche-Orient et le sort des populations, se laissant cornaquer par un spécialiste de l'humanitaire, le président russe, dont les Tchétchènes ont pu apprécier le sens des "proportions" en matière de massacre des civils. Inutile de déplacer la planète à Saint-Pétersbourg, les communiqués en langue de bois s'établissent à moindres frais par téléphone.

Les vapeurs idylliques de l'après-guerre froide se dissipent. George Bush ne lit plus dans les yeux bleus de Poutine l'âme pure du "good guy". Il laisse son vice-président déplorer, à haute et intelligible voix, les dérives antidémocratiques du Kremlin. En Russie, tous les officiels acclament leur chef quand il apostrophe le "camarade loup" (l'Amérique) "qui sait si bien dévorer celui qu'il veut dévorer sans autre explication", et la foule d'acquiescer. Retour à la guerre froide ? Pas du tout : entrée dans l'après-après-guerre froide.

L'éclatement de l'empire des soviets a bien eu lieu, mais les conséquences qu'en tirent les Occidentaux ne ressemblent pas à celles méditées à Moscou : "La dissolution de l'Union soviétique (en 1991) est la plus grande catastrophe du siècle", ose proférer le maître des cérémonies de Saint-Pétersbourg, comme si les dizaines de millions de morts provoqués par l'aventure hitlérienne ou accumulés dans les goulags et autres basses fosses de la Tcheka comptaient moins que la "catastrophe" de l'hégémonie perdue de Brejnev ou d'Andropov sur Riga, Vilnius, Kiev ou Tbilissi. Où sont les cris d'épouvante ? Comparaison n'est pas raison, mais imaginez une seconde qu'Angela Merkel se mette à pleurnicher sur l'effondrement du IIIe Reich : impossible. Et, pourtant, il ne s'agit pas à Moscou d'une parole en l'air.

Tous les efforts de Vladimir Poutine visent à rétablir à l'intérieur comme sur l'étranger proche une "verticale du pouvoir", discret euphémisme qui masque à peine le retour à la brutale tradition autocratique du régime tsariste, radicalisée à son comble par les bolcheviks. Poursuite d'une guerre inhumaine contre les civils en Tchétchénie, étouffement des libertés publiques, réétatisation directe ou indirecte des grands secteurs économiques, redistribution des richesses dans les mains des copains, quitte à foudroyer les récalcitrants, voyez Khodorkovsky, utilisation de l'arme du gaz et du pétrole pour rétablir l'ordre russe dans les capitales avoisinantes. Finie la poudre aux yeux ! Les Sept du G8 savent que leur hôte ne juge plus nécessaire de dissimuler ses ambitions et son arrogance.

Pour récupérer le statut de grand décideur mondial, les réalistes du Kremlin ont troqué l'arme de l'utopie idéologique pour celle plus prosaïque, mais davantage efficace, du gaz et du pétrole. A peine inauguré, le chantage à l'énergie leur réussit. L'Union européenne, loin de s'accorder sur une réaction commune, éclate. Chaque nation européenne court à Moscou pour négocier en solo le prix de sa faiblesse. Gazprom se sent des ailes, corrompt à tort et à travers, achète tous azimuts même un chancelier qu'il rétribue pour bons et loyaux services quelques jours après qu'il a perdu son poste. Le business de Gerhard Schröder fructifie. Pourquoi se gêner ? N'avait-il pas cédé obligeamment le tour de l'Allemagne pour permettre à Poutine de présider le G8 cet été ? N'a-t-il pas signé en toute hâte, dans les dix derniers jours de son mandat, le contrat du gazoduc de la mer Baltique pour contourner à grands frais l'Ukraine, la Pologne et les pays baltes ?

C'est parti : Gazprom, devenu le bras armé de la reconquête, signe avec la Sonatrach algérienne et le Venezuela de Chavez, protège l'Iran et le Soudan, tente de renouer avec les pétromonarchies arabes, mène l'offensive en Asie centrale. La nouvelle grande puissance énergétique prend en tenaille l'Union européenne et menace à terme d'assécher l'Occident. L'économiste "libéral" de Poutine, Herman Gref, vient de déclarer : "Qu'est-ce que Davos, sinon un petit village helvétique ? Alors que Saint-Pétersbourg est la plus belle ville de l'univers." A bon entendeur, salut ! L'homme est un esthète, survolant les ruines de Grozny en hélicoptère en compagnie de son maître, il s'exclamait : "Ça ressemble à un décor hollywoodien pour illustrer la seconde guerre mondiale."

Rien n'oblige les démocraties occidentales à couronner sans broncher le pétro-tsar. Seul le prix du baril soutient l'économie russe, son industrie rouille et stagne à la différence de l'essor chinois, la balance commerciale - à l'exception des matières premières et de l'armement - est lamentable. Hors Moscou et Saint-Pétersbourg, la misère est reine ; tandis que l'hydre bureaucratique gonfle, la corruption coule des jours heureux avec son cortège de règlements de comptes mafieux.

La "russian way of life" doit importer toutes les commodités de la société de consommation, du big Mac au computer. La nouvelle puissance russe est toute de nuisance, elle est capable de cultiver et d'accroître le chaos mondial, mais pas de se passer des crédits et des investissements des économies développées. Faut-il, sous prétexte de "ne pas humilier" le Kremlin, céder à ses exigences, lui accorder le droit de reprendre en main l'"étranger proche" et de faire chanter l'Union européenne ? Ou bien, comme le demandent Gary Kasparov et la nouvelle dissidence russe, l'Autre Russie, convient-il de ne pas céder sur les droits de l'homme, nos libertés et les leurs ?

Il n'y a pas de nouvelle guerre froide. Poutine n'est pas Staline. Il ne dispose pas de la moitié de l'Europe comme son maître à penser, celui qu'il admire tant, Andropov. Le défi poutinien ne paraît effrayant qu'au regard de nos désunions, de nos rivalités myopes et de notre faiblesse mentale.