Poutine III à l'épreuve du web

La victoire de Vladimir Poutine est nette, mais elle ne s'est pas faite sans bavures. Le principe d'alternance reste toujours étranger à une culture politique marquée par la fusion des pouvoirs exécutif, législatif, judiciaire et médiatique. En apparence, avec plus de 63% des suffrages au premier tour, Vladimir Poutine est toujours le mâle dominant, tenant ses rivaux à bonne distance. En réalité, son système est aujourd'hui fissuré. La séquence électorale vient en effet de révéler les brusques évolutions du rapport entre l'appareil d'Etat et des segments de la société, à tel point qu'on se demande si la "verticale du pouvoir", longtemps incarnée par Vladimir Poutine, résistera à la fulgurance des réseaux sociaux. Probablement pas, car le style Poutine, mélange unique de détermination, de cynisme et de communication est aujourd'hui ouvertement contesté.

Poutine III va devoir apprivoiser le web s'il veut parvenir à la fin de son troisième mandat présidentiel, prévue en 2018. En se focalisant sur le Kremlin, on court toujours le risque de négliger les transformations profondes de la société russe, au premier rang desquels figure le taux de pénétration du net. Deux chiffres pour s'en convaincre. En septembre 2011, la Russie a dépassé l'Allemagne en termes de visiteurs uniques devenant ainsi le premier marché européen. En 2015, le numérique pourrait représenter 5% du PIB russe contre 2,1% en 2009. Cette année-là, le développement des technologies de l'information et de la communication était présenté comme un chantier prioritaire par Dmitri Medvedev. Ce dernier avait alors essayé de se construire une image de geek pour se différencier de son mentor. On connaît la suite : le double exécutif s'est vite heurté à l'ironie mordante du web. Après le tour de passe-passe de septembre 2011, au cours duquel Vladimir Poutine a présenté son retour au Kremlin comme une évidence, les deux hommes ont été respectivement affublés sur Twitter des mots "pathétique" et "botox".

En Russie plus qu'ailleurs, le web permet de railler le pouvoir en place. La majorité des internautes russes se désintéresse de l'action politique, mais trouve sur la toile un espace public permettant jugements à l'emporte-pièce et moquerie dérivative. Plus profondément, le web sert aussi de canal de mobilisation pour dénoncer la corruption ou l'incurie des autorités, en particulier au niveau régional. C'est par ce biais qu'Alexeï Navalny a émergé pour devenir un des principaux leaders de la contestation. Agé de 35 ans, cet avocat-bloggeur n'a eu de cesse de dénoncer "Russie unie" comme le "parti des escrocs et des voleurs".

Cette dénonciation en règle du "système Poutine" s'est traduite par une série de manifestations après les élections législatives de décembre. Elle a mis en évidence la polarisation qui existe aujourd'hui entre médias télévisés, contrôlés par les autorités, et nouveaux médias, en pleine effervescence. S'il veut se maintenir au pouvoir et stopper l'érosion de son socle de popularité, Vladimir Poutine va devoir apporter des réponses politiques, mais surtout s'habituer à être ouvertement contesté. Le supportera-t-il ? Vladimir Poutine peut tout aussi bien siffler la fin de la récréation, au risque d'un durcissement, que tolérer un niveau de critique continue, au risque d'un pourrissement. En aucun cas, il ne peut désormais nier l'influence du web dans l'émergence de nouveaux comportements que les partis officiels ne parviendront pas à canaliser. C'est le pari fait par Alexeï Navalny pour poursuivre la contestation.

Les ressorts psychologiques de Poutine III sont difficiles à percer car l'homme est passé maître dans l'art de la dissimulation et du contre-pied. Sa problématique est la suivante : laisser une trace dans l'histoire russe, tout en assurant ses arrières. Arrivé au pouvoir suprême en 2000, il a forgé un système lui permettant de se projeter sur une génération jusqu'en 2024. Cet horizon semble désormais bien difficile à atteindre : le web russe, relayé par les manifestants, a sonné le glas de ses espoirs d'une "génération Poutine" le soutenant envers et contre tout. Vladimir Poutine s'est aujourd'hui coupé des segments les plus dynamiques de la société, qui fustigent son immobilisme et son ambivalence fondamentale. Clé de voûte d'un système oligarchique corrompu, il n'incarne plus l'élan modernisateur. En bonne logique, il devrait sur-jouer le rôle de stabilisateur paternaliste sans lequel le pays risquerait chaos et anarchie.

On ne le dit pas assez : la Russie s'est profondément transformée au cours des douze dernières années à la faveur d'une forte croissance et d'une politique de redressement national. Vladimir Poutine porte aujourd'hui ce bilan, mais peine à saisir les aspirations et la complexité croissante de la société russe. Via le web, cette dernière accélère son apprentissage politique, tout en modifiant son rapport aux différents types de pouvoirs. Cette évolution n'est pas propre à la Russie ; elle est générationnelle. Reste à savoir si Poutine III la comprendra.

Par Thomas Gomart, directeur du développement stratégique de l'Ifri.

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