Poutine, le terrible

Vladimir Poutine est un maître en stratégie, un champion au jeu d’échecs. Il excelle dans ces domaines où nous nous contentons du rôle de candides, incapables même de retenir les leçons de l’histoire.

Ce qui sépare le stratège du tacticien, c’est d’abord la vision, poursuivie sans relâche. Monsieur Poutine n’en manque pas, recherchant avec constance et obstination la préservation de la zone d’influence russe et, au-delà, la reconstitution d’une Grande Russie. En bon stratège, il prend son temps, s’adapte aux circonstances et profite des opportunités. Il lui aura fallu attendre six années entre la saisie de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie et «l’Anschluss» de la Crimée. Combien en faudra-t-il entre celle-ci et la rive orientale du Dniepr, où les insurgés pro-russes sont déjà à la manœuvre ?

Qu’importe : le président Poutine n’est pas très pressé. C’est son côté «stratège oriental». Ne pas s’user à provoquer l’occasion, mais l’attendre, à l’affût. Elle viendra un jour, immanquablement, car la faille est inscrite dans la fuite du temps. Il suffit donc d’être patient, mais pas inactif : accompagner les tendances favorables, ralentir les autres, accumuler du potentiel de situation - modernisation accélérée de la force militaire, distribution généreuse de passeports russes, déploiement de troupes par accord préalable - puis, reprenant l’initiative, le déverser d’un coup lorsque l’occasion se présente. Le tacticien d’en face, aveuglé par son mépris de l’adversaire, se retrouve alors sidéré de n’avoir su lire le jeu de celui qui a le mauvais goût de parler une langue obsolète.

Quelle outrance ! Parler le langage de la force dans les relations internationales alors que nous vivons dans l’âge postmoderne ! Las, le gaillard a relu son cours de stratégie : il sait que c’est la faiblesse de l’autre qu’il faut attaquer, et non sa force. Et l’autre s’est affaibli pour s’être démilitarisé massivement depuis vingt ans, et n’avoir pas su forger des intérêts économiques et politiques communs assez contraignants pour imposer la solidarité. Quelle aubaine : il suffit, au moment opportun, de jouer la force et la vision contre la faiblesse et la désunion, après avoir pas à pas, par diverses voies, limité la liberté d’action de l’adversaire.

Le vide de puissance appelle la puissance, règle éternelle, et seul, le barrage arrête l’eau dans sa course, dès qu’elle dévale la pente. Le succès rend ivre de succès mais le stratège, patient, attend la prochaine faute adverse, en se tenant toujours en dessous du seuil d’emploi des armes de l’autre - en particulier l’arme nucléaire. C’est ce que les théoriciens ont baptisé «la stratégie de l’artichaut», et c’est celle que nous ne voulons pas reconnaître, de la remilitarisation de la Rhénanie, à l’Anschluss de l’Autriche, puis l’annexion des Sudètes, puis celle de la Tchécoslovaquie, puis… «Mille ans de paix», avait promis Hitler à Chamberlain et Daladier au soir du 30 septembre 1938, à Munich, lors d’une conférence qui n’est pas sans rappeler celle du G7, à La Haye le 24 mars, lorsque nos hauts responsables ont acté, dans les faits, l’Anschluss de la Crimée tout en se réjouissant de la baisse de la tension entre nos nations civilisées et la Russie renaissante. Joli coup ! Monsieur Lavrov avait massé ses chars à la frontière de l’Ukraine pour échanger leur immobilité contre notre apaisement. Et nous avons été dupes de ce grossier marchandage. Les chars sont toujours là, toujours davantage de bâtiments publics tombent sous le contrôle de forces russes «dégriffées» et nos gouvernements annoncent la probabilité de nouvelles sanctions mondaines !

Le joueur d’échecs endort l’adversaire et pousse ses pions, inlassablement. Si elle se prépare pour l’Ukraine, la messe est dite pour la Crimée. A l’Ouest, on préfère oublier cette politique du fait accompli que nous n’avons ni les moyens militaires ni la force morale de refuser. Ne soyons pas aveugles, il y a du Staline sous Poutine : «Ce qui est à moi est à moi (dont la Crimée), tout le reste est négociable.» Pas de surprise si Sergueï Lavrov nous propose maintenant, benoîtement, un projet de «fédéralisation» de l’Ukraine. La ficelle est assez grosse. Il faut vouloir à tout prix se griser d’apaisement pour ne pas y voir une nouvelle préparation de l’échiquier en vue d’une prochaine avancée des pions que le stratège poussera plus tard, lorsque l’Occident endormi sera retourné à ses préoccupations de boutiquier. Lorsque l’ours malade a retrouvé son appétit et sa force, la naïveté est un crime.

Merci, président Poutine, pour cette belle leçon de stratégie. Cette discipline suppose une vision, des moyens, de la volonté, de la persévérance et de la méthode : il n’est pas sûr que, dans ce combat de longue haleine, nous jouions à armes égales.

Vincent Desportes, professeur associé à Sciences­Po Paris, ancien directeur de l’Ecole de guerre 15 avril 2014 à 18:06

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