Poutine peut-il influencer l’élection française?

Illustration by Jeffrey Henson Scales, photographs by Bill Hinton/Moment, Joseph Clark/DigitalVision, and Max Ryazanov/Moment, via Getty Images
Illustration by Jeffrey Henson Scales, photographs by Bill Hinton/Moment, Joseph Clark/DigitalVision, and Max Ryazanov/Moment, via Getty Images

Jamais, dit-on, une élection présidentielle française n’aura été aussi incertaine que celle-ci. Et jamais il n’aura été autant question du rôle du Kremlin et de ses possibles tentatives d’influence — voire d’ingérence — sur les résultats.

Le mois dernier le président François Hollande a dénoncé les «opérations idéologiques» et la «stratégie d’influence, de réseaux» du Kremlin en France visant en partie à «influencer les opinions publiques». Ses propos venaient après que Richard Ferrand, secrétaire national du mouvement En Marche!, eut accusé la Russie d’être responsable de cyber-attaques contre le site du parti et de vouloir nuire à son candidat à l’élection présidentielle, Emmanuel Macron, que le Kremlin perçoit comme trop favorable à l’Union européenne, entre autres. Le Kremlin a démenti.

Le gouvernement français redoute que des attaques ou piratages informatiques ne soient déclenchés pendant les élections — une inquiétude qui a justifié la décision de ne pas autoriser le vote électronique aux Français de l’étranger pour les élections législatives en juin (ce mode de vote n’existant pas pour les présidentielles).

Hacking, propagande, désinformation, financement de partis même — les raisons d’être méfiant sont multiples. D’autant plus que l’entreprise de sape menée par le Kremlin en France est un travail de longue date.

Ainsi, les autorités russes ont établi au moins trois structures importantes en France. L’association le Dialogue franco-russe, créée en 2004 sous le parrainage de Jacques Chirac, alors président, et l’actuel président russe Vladimir Poutine, regroupe notamment des entreprises impliquées dans le commerce franco-russe. Elle annonce vouloir développer «la coopération économique et des relations d’affaires», mais promeut surtout la suppression des sanctions visant la Russie et défend les points de vue géopolitiques du Kremlin. Par exemple, le Dialogue a participé à l’organisation d’un colloque sur la Syrie le 11 avril dans lequel est intervenu le ministre-adjoint des affaires étrangères syrien. D’après les services secrets français, l’organisation serait «vérolée» par les services secrets extérieurs russes.

L’Institut de la démocratie et de la coopération a vu le jour à Paris en 2008. Il assure vouloir créer «un pont d’amitié solide entre les deux grandes nations européennes, la Russie et la France». Toutefois, sa directrice Natalia Narotchnitskaïa développe dans de nombreuses interviews un discours très hostile : l’Occident voudrait soumettre la Russie, lui imposer ses règles, voire la «démembrer», et à ces fins il instrumentaliserait la question de droits de l’homme. Pour Mme Narotchnitskaïa, la Russie propose «une alternative à l’Occident».

La troisième structure via laquelle le Kremlin est présent en France, plus informelle celle-ci, est le Forum des compatriotes. Il s’est réuni pour la première fois en 2011 et regroupe, dans les locaux de l’ambassade de Russie à Paris, des émigrés russophones et des descendants d’émigrés. La création de tels forums en France et ailleurs dans le monde est au cœur du projet politique lancé sous M. Poutine intitulé «Monde russe»: il s’agit de mobiliser les diasporas russophones afin de développer, dans chaque pays, une force d’action pour les initiatives linguistiques, culturelles ou économiques russes, mais aussi un soutien au Kremlin sur des questions géopolitiques, comme par exemple le conflit russo-ukrainienne.

Des dirigeants de ces trois structures interviennent régulièrement dans les médias français et dans des médias que le Kremlin a créés, en français et dans d’autres langues, et qu’il finance intégralement. Les deux plus importants, présents sur les réseaux sociaux, sont Sputnik et RT (Russia Today), qui va lancer sa chaîne en français en 2017.

Sputnik et RT ont consacré de nombreux articles aux problèmes que créeraient les immigrants, par exemple, et essayé ainsi de renforcer les peurs et les rejets engendrés par les récents attentats terroristes. Ils n’hésitent pas à déformer les faits, voire à en inventer. Cette technique, qui était enseignée dans certaines facultés de journalisme en U.R.S.S., vise à créer un choc émotionnel et supprimer toute capacité d’analyse. En insinuant que les faits ne comptent pas vraiment, elle alimente aussi le conspirationnisme.

Dans l’élection présidentielle française, Sputnik et RT soutiennent les candidatures de Marine Le Pen, représentante de l’extrême droite, et François Fillon, d’une droite de plus en plus dure, alors qu’ils attaquent M. Macron. C’est sur Sputnik News (en anglais) que le député français Nicolas Dhuicq, membre du bureau du Dialogue franco-russe et de Les Républicains, le parti de M. Fillon, a accusé M. Macron d’avoir été «un agent du grand système bancaire américain» et d’être soutenu par «un très riche lobby gay».

Plus concrètement, le soutien russe peut être financier – et, si un seul cas a été démontré jusqu’à présent en France, il n’est peut-être pas unique. Ainsi, Mme Le Pen, présidente du Front National, a obtenu 9 millions d’euros de la First Czech Russian Bank en 2014. (Aujourd’hui en faillite, cette banque comptait parmi ses principaux responsables Viatcheslav Baboussenko, un ancien dirigeant du K.G.B.) Une société chypriote a versé 2 millions d’euros à la Cotelec, le micro-parti de Jean-Marie Le Pen, le père de Marine et l’ancien leader du Front National. Elle semble appartenir à un Russe qui doit sa carrière, selon le magazine Forbes russe, à ses liens avec les services secrets.

S’agissait-il de prêts ou d’échanges de bons procédés ? En effet, ces derniers temps, le Front National soutient activement le Kremlin et se dit «opposé aux sanctions contre la Russie». M. Putin a accueilli Mme Le Pen à Moscou il a quelques semaines, se disant «très heureux » de la voir. Elle l’a décrit comme «un homme attaché aux valeurs», notamment à «l’héritage chrétien de la civilisation européenne».

Les Français, eux, restent sceptiques apparemment: 85% des personnes interrogées pour un sondage en 2015 (le dernier en date sur ce sujet) ne faisaient pas confiance à M. Poutine et disaient ne pas croire qu’il saurait agir au mieux dans les affaires internationales. Leur taux de confiance en lui s’est écroulé entre 2003 et 2015, passant de 48% à 15%.

Mais pour Moscou peu importe. Comme l’a très bien démontré récemment un article du journal Die Zeit pour le cas allemand, les réseaux et médias du Kremlin cherchent surtout à développer les peurs et les méfiances à l’étranger, et à saper la foi qu’ont les Occidentaux en la sécurité de leurs pays, l’intégrité de leurs institutions et la stabilité de leur quotidien.

Une résolution du Parlement européen en novembre mettait en garde contre la «guerre de désinformation et de propagande russe», l’appelant une «partie intégrante de la guerre hybride moderne, combinaison de mesures militaires et non militaires, secrètes et ouvertes». Cette guerre est bel et bien en cours.

Son objectif est de construire cet «ordre mondial post-occidental» que Sergueï Lavrov, ministre des affaires étrangères russe, appelait de ses vœux à Munich en février. Et qui connaît la situation intérieure de la Russie — sa corruption généralisée, son économie non performante, la misère de larges segments de la population, la détérioration flagrante des libertés politiques et civiques — ne peut que redouter toute influence de M. Poutine sur l’élection présidentielle en France.

Cécile Vaissié, professeure d’études russes à l’université de Rennes II, est l’auteure de Les Réseaux du Kremlin en France.

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