Poutine reprend un plan stratégique soviétique et le propose tel quel à l’Europe

Une Russie ramenée à l’Europe, tel est le pari tenté par Emmanuel Macron lors de sa rencontre, le 19 août au fort de Brégançon, avec le président russe Vladimir Poutine. Pari confirmé avec force lors du discours présidentiel à la Conférence des ambassadeurs, une semaine plus tard. On ne peut reprocher au président de la République son inconstance : déjà, en 2018, il annonçait son intention d’avancer sur ce terrain, évoquant les « erreurs et incompréhensions » qui, selon lui, avaient marqué les relations russo-occidentales depuis la fin de la guerre froide, et le besoin de « repenser l’architecture de sécurité » du continent, ainsi que de proposer un nouveau « partenariat stratégique » avec la Russie. Il est vrai que la Charte de Paris, qui avait redéfini en 1990 les règles de sécurité sur le continent européen, aura trente ans en 2020. Il n’est donc pas illégitime de réexaminer la question. Pour ce faire, le chef de l’Etat reprend un thème récurrent de la diplomatie française du temps de la guerre froide : dépasser la « logique des blocs ».

Or cette idée fait écho à une ancienne demande soviétique (proposition d’une Conférence sur la sécurité européenne dans les années 1950, déclaration de Bucarest en 1966, appel de Budapest en 1969), qui fut à nouveau ressortie du placard par le président Dmitri Medvedev en 2008. Les propositions russes étaient vagues (« ne pas assurer sa sécurité au détriment des autres », « ne pas permettre aux alliances de saper l’unité de l’espace européen », « ne pas développer des alliances militaires qui menaceraient d’autres Etats »), mais il s’agissait clairement de donner à Moscou un droit de regard sur les décisions occidentales.

A Brégançon, Vladimir Poutine n’a pas cité Dostoïevski, contrairement à son homologue français, mais il a, lui aussi, son référent – beaucoup moins célèbre que l’auteur des Frères Karamazov mais décisif pour comprendre ses intentions. Il s’agit d’un « vieil Allemand intelligent », qu’il avait mentionné avec insistance lors d’un entretien accordé au quotidien allemand Bild, le 11 janvier 2016. Cet homme s’appelle Egon Bahr. Membre historique du Parti social-démocrate allemand (SPD), très proche conseiller du chancelier de l’époque, Willy Brandt (1969-1974), Bahr a été l’un des principaux inspirateurs de l’Ostpolitik, la politique de rapprochement avec la RDA et l’URSS. Habitué des négociations secrètes avec les dirigeants soviétiques, Egon Bahr considérait que la construction européenne était secondaire par rapport à la réunification des deux Allemagnes. Il développa le concept de « système de sécurité européenne » et participa activement à l’élaboration et la signature du traité de Moscou de 1970, accord bilatéral de renonciation à la force.

Sauver son régime

Vladimir Poutine semble beaucoup aimer Egon Bahr. Nul ne sait s’il l’a rencontré au cours de son séjour à Dresde, où il était officier du KGB de 1985 à 1990. Mais dans son interview à Bild, il exhibe un document qu’il présente comme complètement inédit. Il s’agit des minutes d’une réunion ayant eu lieu en 1990, en plein processus de réunification allemande. Vladimir Poutine lit alors des extraits de compte rendu de rencontres entre Hans-Dietrich Genscher, le ministre allemand des affaires étrangères de l’époque, Helmut Kohl, Mikhaïl Gorbatchev et Valentin Faline, responsable des affaires étrangères au comité central du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS). Selon Vladimir Poutine, « M. Bahr évoquait la nécessité de créer une nouvelle union au centre de l’Europe. Elle ne doit pas entrer dans l’OTAN (…), et il dit : L’OTAN, comme organisation, et surtout comme structure militaire, ne doit pas se répandre en Europe centrale. Il faut créer quelque chose qui unisse toute l’Europe. Après la chute du mur de Berlin, il disait que l’OTAN ne doit pas s’élargir à l’Est. (…) Vous comprenez, c’était un homme très intelligent. Il y voyait un sens très profond, il était persuadé qu’il fallait absolument changer de format, sortir du temps de la guerre froide. Et nous n’avons rien fait ».

Egon Bahr, décédé en 2015, avait de la suite dans les idées. Les dirigeants soviétiques (et peut-être ceux de la Russie poutinienne) aussi. Ces citations du théoricien allemand de l’Ostpolitik correspondent en effet à une offensive de charme soviétique vis-à-vis de l’Europe. La dernière. Sentant et sachant son empire se désagréger, le dernier secrétaire général du PCUS, Mikhaïl Gorbatchev, lançait en effet ici son ultime bataille. Sous le nom de « Maison commune européenne », le maître d’œuvre de la perestroïka proposait aux dirigeants européens une structure commune indépendante des Etats-Unis, regroupant le bloc socialiste en voie de libération et les pays de l’Europe de l’Ouest. Certains dirigeants, à l’instar de François Mitterrand, avaient alors été séduits, avant d’assister à l’effondrement de l’URSS elle-même.

Que Vladimir Poutine cite Egon Bahr plutôt que Dostoïevski n’est pas un hasard. Il reprend un plan stratégique soviétique et le propose, tel quel, à une Europe qu’il n’a pas vu changer. Le président russe, qui en est à son quatrième mandat, a promis une « Russie pour le peuple », avec un vaste programme d’éducation, de santé, d’infrastructures. Ne voyant rien venir, face à une élite toujours aussi corrompue, la société russe, revenue de son ivresse nationaliste liée à l’annexion de la Crimée, commence à s’impatienter. Les sondages présidentiels, habituellement stratosphériques, sont en berne, les manifestations importantes. Peut-être Poutine, comme Gorbatchev en 1990, tente-t-il de sauver son régime en séduisant l’Europe.

Une vision russe

Mais quoi qu’il en soit, cette vision russe est contraire aux intérêts français et européens. Pour plusieurs raisons. D’abord, qui voudrait revenir à la géopolitique des XIXe et XXe siècles et à la définition de sphères d’influence en Europe ? Probablement personne, sauf Moscou – où l’on évoque avec nostalgie le pacte Molotov-Ribbentrop d’août 1939, dont l’annexe secrète divisait l’Europe. Paradoxalement, ces options dépassées sont mises en avant au nom des dangers d’une nouvelle guerre froide… S’agit-il de conduire l’Ukraine à la neutralité ? Celle-ci n’est pas intéressée. On ne peut, par ailleurs, conférer à la Russie un droit de veto sur les décisions de l’OTAN et de l’Union européenne. Que penserait M. Poutine d’un droit de veto occidental sur les décisions de l’Organisation du traité de sécurité collective, alliance de pays de l’ex-URSS dirigée par Moscou ?

Ensuite, la réalisation même d’un tel rapprochement est illusoire. La Russie a foulé aux pieds les normes communes de comportement en Europe (accords d’Helsinki de 1975, Charte de Paris de 1990) en s’attaquant à la Géorgie et à l’Ukraine, en annexant la Crimée. A Vienne, les représentants russes n’ont de cesse de rogner les prérogatives de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et d’en contester les règles. Comment lui faire confiance pour en respecter de nouvelles ?

Enfin, nos partenaires européens ne nous suivront pas dans une telle démarche. M. Macron veut réamarrer la Russie à l’Europe, son ancrage naturel selon lui, car l’attitude de l’Occident conduirait à la jeter dans les bras de la Chine. Mais ses présupposés sont contestables.

Prétendue « humiliation »

Que la Russie soit en Europe est, pour le président français, une « évidence géographique, historique, culturelle ». Mais elle ne l’est pas, ou plus, pour la Russie. Vladimir Poutine a tout fait pour la détacher de cette histoire. Il a proposé une alternative à son pays : devenir le sauveur conservateur de l’Europe, ramenant le continent sur le droit chemin des « valeurs traditionnelles » et du conservatisme, ou tenter l’aventure eurasiatique avec les peuples turcophones et faire le rêve d’une grande alliance chinoise anti-occidentale.

Au fond, c’est le président russe qui, depuis maintenant quinze ans, rejette l’Europe et ses valeurs « décadentes ». Il prétend aujourd’hui que nous aurions poussé la Russie à se tourner vers la Chine. En réalité, dès 2001 les deux pays ont créé ensemble l’Organisation de coopération de Shanghaï et signé un traité d’amitié et de coopération. Et leur commerce bilatéral et leur coopération militaire ne cessent de s’accroître depuis lors.

Ce discours culpabilisant a un corollaire, le récit de la prétendue « humiliation » de la Russie. Mais est-elle vraiment humiliée, cette Russie corédactrice de la Charte de Paris, invitée à se joindre au G7 et à l’OMC, traitée d’égale à égale avec l’Alliance atlantique (Conseil OTAN-Russie) ? Humiliée, la Russie, invitée tous les dix ans aux grandes commémorations de Normandie ? Humiliée, alors que l’OTAN promit, dès 1997, que ni forces de combat substantielles ni armes nucléaires ne seraient stationnées sur le territoire des nouveaux membres ? (Rappelons que la soi-disant promesse de ne pas élargir l’OTAN à l’Est n’a jamais existé, contrairement à ce qu’une lecture partiale de mauvaise foi des archives disponibles peut laisser croire.) Peut-être faudrait-il d’ailleurs, comme le disait le regretté Pierre Hassner, demander à Moscou quand la Russie cessera, elle, d’humilier ses anciens satellites.

M. Macron a raison de vouloir multiplier les canaux de dialogue avec Moscou. Et sans doute la France peut-elle faire savoir à ses interlocuteurs qu’elle s’opposerait aujourd’hui à une relance américaine de l’idée d’une intégration rapide de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’Alliance atlantique. Mais le projet d’une nouvelle architecture de sécurité européenne est aujourd’hui une chimère au sens propre (un hybride d’obsession soviétique et d’angélisme occidental) et figuré (un objectif hors d’atteinte). Au lieu de la poursuivre, un autre chantier pourrait être plus fécond : la stabilité stratégique sur le continent, au vu des nouveaux déploiements de missiles russes et des réponses occidentales possibles.

Bruno Tertrais (Politiste, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique) et Michel Eltchaninoff (Philosophe, rédacteur en chef à "Philosophie Magazine").

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