Prenons acte de l’inévitable partition de l’Irak et de la naissance d’un Etat kurde

Le Kurdistan d’Irak vogue depuis 1991 vers une indépendance à laquelle l’occupation américaine de 2003 a conféré un caractère irréversible. Les trois provinces de la région autonome du Kurdistan ont leur propre Etat, auquel ne manque plus qu’une reconnaissance régionale et internationale. L’armée irakienne n’est pas autorisée à pénétrer en territoire kurde. Les autorités kurdes se passent désormais de l’accord de Bagdad pour passer des contrats pétroliers avec des compagnies étrangères.

Certes, dira-t-on, le nouveau premier ministre chiite depuis Bagdad n’a-t-il pas appelé les forces kurdes à la rescousse face à l’Etat islamique ? On mesure bien là l’état de délitement d’une institution en phase d’effondrement. Les forces kurdes seront-elles prêtes à restituer au gouvernement irakien les territoires conquis sur l’Etat islamique, dont une part importante, riche en pétrole, figure parmi les « territoires disputes » entre Bagdad et Erbil ?

Car c’est bien un jeu à trois qui se déroule désormais, chacun jouant sa propre partition sur une base communautaire. Les puissances occidentales en ont pris acte partiellement : ont-elles demandé l’autorisation du gouvernement « central » de Bagdad pour armer une armée kurde qui n’a rien de nationale ? Quant aux Kurdes, sont-ils le rempart contre les djihadistes que l’on se plaît à décrire ? L’avancée fulgurante de l’Etat islamique, en juin, n’a été rendue possible que grâce au marché conclu avec les dirigeants kurdes. Il s’agissait de se partager entre Kurdes et Etat islamique les territoires conquis sur l’armée irakienne en déroute : Mossoul et sa plaine à l’Etat islamique, Kirkouk et les territoires disputés, aux Kurdes. Le sort des chrétiens de Mossoul importait peu alors à des dirigeants kurdes obsédés par le Grand Kurdistan.

Pour l’Etat islamique, l’objectif reste Bagdad : il s’agit d’occuper le siège du califat abbasside et de prendre une revanche sur les chiites qui ont remporté la guerre confessionnelle de 2005-2008. Une stratégie d’encerclement de la capitale est en marche, tandis que les derniers quartiers sunnites de Bagdad sont considérés comme une cinquième colonne de l’Etat islamique. Le marché avec les Kurdes devait permettre aux djihadistes de s’emparer de la province de Diyala. Ainsi, Bagdad aurait été pris en tenaille. Mais ils se sont heurtés à un mur : les milices chiites, secondées par l’armée irakienne, ont arrêté les djihadistes après la mi-juin. Les djihadistes ont rendu les Kurdes responsables de cette première défaite.

L’Etat islamique demeure un groupuscule dont la force ne réside que dans la faiblesse d’adversaires englués dans des contradictions insolubles. Il est en effet le seul à avoir publiquement affirmé la mort de l’Etat irakien, là où les autres protagonistes s’accrochent à la fiction d’un Etat irakien. Nouri Al-Maliki n’est que le représentant d’un système politique non viable légué par les Américains.

L’IRAK EST ISSU DU DÉMEMBREMENT DE L’EMPIRE OTTOMAN

Dans ce système, chaque acteur de la classe politique a été sollicité sur des bases communautaires, ethniques et confessionnelles et non pas sur des bases citoyennes. Les Américains ont pris les exclus de l’ancien système, chiites et Kurdes, pour les faire gouverner ensemble. Depuis 2003, les exclus sont les Arabes sunnites (22 % de la population irakienne). Les sunnites subissent, à leur tour, avec une rigueur bien moindre, le sort qui était celui des chiites et des Kurdes. A la différence des chiites, les sunnites d’Irak ont toujours eu tendance à n’accepter l’Etat irakien qu’à la condition d’en avoir le monopole.

Revenir sur la genèse de la « question irakienne » aide à en comprendre les enjeux actuels. L’Irak d’aujourd’hui est issu du démembrement de l’Empire ottoman à la faveur de la première guerre mondiale. Les Alliés avaient alors multiplié les promesses les plus contradictoires pour susciter des mouvements hostiles à l’Empire ottoman : Arabes, Kurdes, Assyriens, Arméniens se virent promettre des Etats indépendants ou des foyers nationaux, souvent d’ailleurs sur les mêmes territoires.

Aucune de ces promesses ne sera honorée. Pratiquement au même moment, le représentant britannique au Caire, Sir Henry McMahon, promettait au chérif Hussein de La Mecque l’établissement d’un califat arabe sur les provinces arabes arrachées à la domination ottomane, en remplacememt du califat ottoman, et les négociateurs anglais et francais Sykes et Picot partageaient le Proche-Orient en zones d’influence britannique et francaise. Les frontières coupèrent des unités régionales évidentes, comme la vallée de l’Euphrate divisée entre la Syrie et l’Irak.

Proclamé en 1920, l’Etat irakien s’est construit contre sa société. Les chiites, qui représentent les trois quarts des Arabes d’Irak, rejetèrent le nouvel Etat avec force. La révolution de 1920 manifesta ce refus avec éclat. En 1925, la région de Mossoul, ou vivaient les Kurdes, fut rattaché de force à l’Etat irakien qui se définissait comme un Etat arabe. Entre 1925 et 2003, les Kurdes ont été en guerre quasi permanente contre l’Etat. Quant aux chiites, après leur défaite et une traversée du désert de trois décennies, ils furent encouragés à relever la tête par un jeune clergé chiite en pleine renaissance. La révolution islamique en Iran fut largement préparée depuis Nadjaf en Irak.

Avec le retour triomphal de Khomeyni en Iran, nombreux étaient les chiites qui pensaient que l’heure de la revanche avait sonné en Irak. Une guerre civile larvée se développait entre le mouvement religieux chiite de retour sur la scène politique et le régime baasiste. Ce régime aurait dû être emporté par les mouvements kurde et chiite à la fin des années 1970. Avec l’appui des grandes puissances, il choisit d’étendre la guerre interne à l’Irak en attaquant l’Iran en 1980. On connaît la suite, avec l’inexorable descente aux enfers de l’Irak au fil des guerres successives, des insurrections réprimées dans le sang, de la mise sous tutelle du pays avec les sanctions des années 1990… Jusqu’à la guerre de 2003, qui fit s’effondrer le premier Etat irakien.

L’Etat islamique profite de l’échec rencontré par les Américains pour reconstruire un Etat irakien sur des bases communautaires. Il faudrait que Bagdad soit en mesure de proposer mieux que l’Etat islamique à une population sunnite qui refuse le sort qui lui est fait dans le contexte des institutions actuelles. L’Etat islamique a donné le pouvoir aux tribus et aux clans dans les villes conquises. Certes, les djihadistes ne sont pas à l’abri de retournements locaux ou d’erreurs dans leurs rapports avec les tribus. Mais à Mossoul, les représentants des tribus et des quartiers ont juré de ne jamais permettre le retour de l’armée et de la police irakiennes dans la ville.

Faut-il sauver l’Etat irakien sous sa forme actuelle ? Telle semble bien la question que les diplomaties occidentales devraient se poser. Un Etat en plein naufrage, dont les apparences tiennent seulement grâce à l’absence de consensus régional et international quant à son éventuelle disparition.

Pierre-Jean Luizard, Directeur de recherche au CNRS.

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