Procès des attentats de janvier 2015 : la figure de la «victime» en question

Le 16 janvier 2015, rue Nicolas-Appert à Paris, près des anciens locaux de «Charlie». Photo Christophe Maout pour Libération
Le 16 janvier 2015, rue Nicolas-Appert à Paris, près des anciens locaux de «Charlie». Photo Christophe Maout pour Libération

Mardi 28 juillet : des détonations résonnent dans une rue parisienne. L’attentat ne parvient pas à atteindre le chef d’État qu’il visait. Cependant, il tue une vingtaine de personnes et fait une quarantaine de blessés. Dans les heures qui suivent, «une foule immense s’est répandue dans les rues, sur les places». Dans ces manifestations de solidarité émergent également des comportements hostiles contre celles et ceux qui refusent de s’associer à l’émotion collective. D’autres accusent l’inefficacité de la police, réclament «une digne réparation pour les familles de ceux qui ont été les victimes», ou s’inquiètent des possibles restrictions des libertés. Ce récit pourrait presque rendre compte des réactions suscitées par la série d’attaques qui a endeuillé la France depuis 2015. Pourtant, il est emprunté à des articles de presse publiés en 1835 et évoque l’attentat de Fieschi contre Louis-Philippe, daté donc du 28 juillet 1835.

Face à un attentat, nous sommes souvent pris par le sentiment d’inédit, le sentiment qu’«il n’y a pas de précédent connu» comme l’écrivait en 1995 Serge July dans les pages de Libération. Pourtant, de nombreux traits perçus comme propres au moment présent s’inscrivent dans une histoire bien plus longue, que les sciences sociales n’ont pas encore fini d’explorer.

Si notre présent se singularisait, ça serait d’abord par la consécration politique et sociale de la figure de la «victime». Selon Didier Fassin et Richard Rechtman, il s’agirait même d’une «innovation sociale majeure» de ces dernières décennies. Le procès des attentats de janvier 2015 illustre ce basculement. Durant ses premières semaines, il s’est construit autour des témoignages des victimes, alors qu’historiquement la justice pénale s’est appuyée sur une mise à distance de celles-ci. Durant le procès, les personnes appelées à témoigner ont à nombreuses reprises cherché à se positionner vis-à-vis de ce statut, de cette catégorie, préférant par exemple se désigner comme «survivants» plutôt que comme «victimes».

Qui sont les victimes des attentats ? Malgré son apparente évidence, la réponse n’est pas simple, y compris si l’on se tourne vers les catégories portées par l’administration. Ainsi, le fond chargé des indemnisations (le FGTI) a fait varier le périmètre de cette catégorie de victimes du terrorisme, comme le souligne Georges Salines (ex-président d’une association de victimes) : «Avoir été un témoin direct de la fusillade du Carillon ou de La Belle Équipe a suffi en novembre. Ceux du 14 juillet ne peuvent quant à eux se contenter d’avoir foulé la Promenade des Anglais : il fallait être sur le trajet du camion…» A partir de ce classement, le FGTI a défini près de 2600 victimes pour le 13 novembre 2015 et plus de 2200 pour l’attaque du 14 juillet 2016 à Nice.

Comment faut-il considérer les autres individus impliqués dans les conséquences de ces attaques ? On peut penser, par exemple, aux personnes qui résidaient dans l’immeuble pris d’assaut par la police, le 18 novembre à Saint-Denis. Pendant quelques heures, ces habitants se sont crus dans une «zone de guerre», une famille est même restée une journée cachée dans son appartement, de peur de sortir. Dans les jours suivants, certains se sont sentis traités comme «des gens impliqués de près ou de loin par le terrorisme». Constitués en association, ces habitants ont cherché à être reconnus en tant que «victimes du terrorisme» (ils seront finalement «victimes d’une opération policière en responsabilité sans faute de l’État»).

Serions-nous entrés non seulement dans l’ère «des victimes» mais, plus encore, dans l’ère de la «concurrence des victimes», celle d’une compétition qui se tisserait aujourd’hui entre les différentes victimes pour être reconnues par l’État ? L’État serait alors, à son tour, la «victime» de ces sollicitations particularistes qui empêcheraient de faire émerger un récit commun. Pourtant, ce qui précède suggère un mécanisme sensiblement différent, notamment mis à jour par Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc. L’État joue un rôle très actif dans ce processus. En accordant des droits à certains et pas à tous, en sollicitant certains groupes et pas d’autres, l’État constitue une offre de reconnaissance qui suscite, en réponse, une demande, elle-même, de plus en plus diverse. Dans de tels mécanismes, le champ lexical de la «victime» devient une façon privilégiée d’entrer en relation avec l’administration, avec les médias, d’acquérir un statut et une visibilité. Il s’impose comme un des nouveaux langages du politique. Les victimes constituent ainsi une catégorie centrale, y compris pour celles et ceux qui critiquent cette catégorisation.

Sylvain Antichan, Maître de conférences en Science politique, université de Rouen-Normandie, CUREJ.

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